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— Cela dépend. De fièvre brutale ou par assassinat. Quand ce n’est pas une maladie fulgurante ou un accident, c’est un être terrestre qui se fait l’exécuteur de la volonté implacable de l’Armée. Un meurtre donc, mais un meurtre commandé par le Seigneur Hellequin. Vous voyez ?

Les deux verres de vin qu’il avait bus — ce qui lui arrivait rarement — avaient dissous la légère contrariété d’Adamsberg. À présent, il lui semblait au contraire que rencontrer une femme apte à voir cette Armée terrible était une expérience rare et distrayante. Et que les conséquences réelles d’une telle vision pouvaient être effrayantes. Il se resservit un demi-verre et vola une cigarette au paquet de son fils.

— C’est une légende spéciale d’Ordebec ? demanda-t-il. Danglard secoua la tête.

— Non. La Mesnie Hellequin passe à travers toute l’Europe du Nord. Dans les pays Scandinaves, dans les Flandres, puis elle traverse tout le nord de la France et l’Angleterre. Mais elle emprunte toujours les mêmes chemins. Elle cavale dans celui de Bonneval depuis un millénaire.

Adamsberg tira une chaise et s’assit en allongeant les jambes, fermant le petit cercle des trois hommes devant la cheminée.

— Il n’empêche, commença-t-il — et sa phrase s’arrêta là, comme souvent, faute d’une pensée assez précise pour pouvoir la poursuivre.

Danglard n’avait jamais pu s’accoutumer aux brumes indécises de l’esprit du commissaire, à son absence de suivi et de raison d’ensemble.

— Il n’empêche, poursuivit Danglard à sa place, que c’est seulement l’histoire d’une malheureuse jeune femme assez perturbée pour avoir des visions. Et d’une mère assez apeurée pour y croire au point de solliciter l’aide de la police.

— Il n’empêche que c’est aussi une femme qui annonce plusieurs morts. Supposez que Michel Herbier ne soit pas parti, supposez qu’on retrouve son corps ?

— Alors votre Lina sera en très mauvaise posture. Qui dit qu’elle n’a pas tué Herbier ? Et qu’elle ne raconte pas cette histoire pour embrouiller son monde ?

— Comment cela, embrouiller ? dit Adamsberg en souriant. Pensez-vous réellement que les cavaliers de l’Armée furieuse fassent des suspects plausibles pour des flics ? Croyez-vous malin de la part de Lina de nous désigner comme coupable un type qui chevauche dans le coin depuis mille ans ? Qui va-t-on arrêter ? Le chef Hennéquin ?

— Hellequin. Et c’est un seigneur. Peut-être un descendant d’Odin.

Danglard remplit son verre d’une main sûre.

— Laissez tomber, commissaire. Laissez les cavaliers sans jambes là où ils sont, et cette Lina avec eux.

Adamsberg hocha la tête en un signe d’assentiment, et Danglard vida son verre. Après son départ, Adamsberg tourna un peu dans la pièce, le regard vide.

— Tu te souviens, dit-il à Zerk, que la première fois que tu es venu ici, il manquait l’ampoule au plafond ?

— Elle manque toujours…

— Si on la remplaçait ?

— Tu as dit que cela ne te gênait pas, que les ampoules marchent ou pas.

— C’est vrai. Mais il arrive toujours un moment où il faut faire un pas. Il arrive toujours un moment où l’on se dit qu’on va remplacer l’ampoule, où l’on se dit que j’appellerai demain le capitaine de la gendarmerie d’Ordebec. Et alors, il n’y a plus qu’à le faire.

— Mais le commandant Danglard n’a pas tort. La femme est dérangée, nécessairement. Que veux-tu faire de son Armée furieuse ?

— Ce n’est pas son Armée qui me gêne, Zerk. C’est que je n’aime pas qu’on vienne m’annoncer des morts violentes, de cette manière ou d’une autre.

— Je comprends. Alors je me chargerai de l’ampoule.

— Tu attends onze heures pour le nourrir ?

— Je vais rester ici cette nuit pour l’alimenter toutes les heures. Je somnolerai sur la chaise.

Zerk toucha l’oiseau du dos des doigts.

— Il n’est pas très chaud, malgré la température.

VI

À 6 h 15 du matin, Adamsberg sentit une main le secouer.

— Il a ouvert les yeux ! Viens voir. Vite.

Zerk ne savait toujours pas comment appeler Adamsberg. « Père » ? Beaucoup trop solennel. « Papa » ? On ne prend pas cette habitude à son âge. « Jean-Baptiste » ? Amical et déplacé. En attendant, il ne l’appelait pas, et cette carence créait parfois des espaces vides embarrassants dans ses phrases. Des creux. Mais ces creux résumaient parfaitement ses vingt-huit années d’absence.

Les deux hommes descendirent l’escalier et se penchèrent sur le panier à fraises. Il y avait du mieux, incontestablement. Zerk s’occupa d’ôter les pansements des pattes et de désinfecter pendant qu’Adamsberg passait le café.

— Comment va-t-on l’appeler ? demanda Zerk en enroulant une fine gaze propre autour des pattes. S’il vit, il faut bien qu’on l’appelle. On ne peut pas toujours dire « le pigeon ». Si on l’appelait Violette, comme ta belle lieutenant ?

— Ça n’ira pas. Personne ne réussirait à attraper Retancourt et à lui lier les pattes.

— Alors appelons-le Hellebaud, comme le type dans l’histoire du commandant. Tu penses qu’il avait révisé ses textes avant de venir ?

— Oui, il a dû les relire.

— Même, comment a-t-il pu les mémoriser ?

— N’essaie pas de savoir, Zerk. Car si l’on voyait vraiment l’intérieur de la tête de Danglard, si l’on se promenait dedans, toi et moi, je crois que cela nous causerait plus d’effroi que n’importe quel fracas de l’Armée furieuse.

Dès son arrivée à la Brigade, Adamsberg consulta les registres et appela le capitaine Louis Nicolas Émeri à la gendarmerie d’Ordebec. Adamsberg se présenta et il perçut une certaine indécision au bout de la ligne. Des questions murmurées, des avis, des grognements, des chaises qu’on racle. L’irruption d’Adamsberg dans une gendarmerie produisait souvent ce rapide désarroi, chacun se posant la question de savoir s’il fallait accepter son appel ou s’en abstenir sous un prétexte quelconque. Louis Nicolas Émeri vint finalement en ligne.

— Je vous écoute, commissaire, dit-il avec défiance.

— Capitaine Émeri, c’est à propos de cet homme disparu, dont le congélateur a été vidé.

— Herbier ?

— Oui. Des nouvelles ?

— Pas la moindre. On a visité sa demeure et toutes les dépendances. Pas trace de l’individu.

Une voix agréable, un peu trop modelée, des intonations fermes et courtoises.

— Vous avez des intérêts dans l’affaire ? reprit le capitaine. Cela m’épaterait que vous soyez saisi d’un cas de disparition aussi ordinaire.

— Je ne suis pas saisi. Je me demandais simplement ce que vous comptiez faire.

— Appliquer la loi, commissaire. Personne n’est venu déposer de demande de recherche, donc l’individu n’est pas aux personnes disparues. Il est parti avec sa mobylette et je n’ai aucun droit à me mettre à ses trousses. C’est sa liberté d’homme, insista-t-il avec une certaine hauteur. Le boulot réglementaire a été fait, il n’a pas eu d’accident de la route et son véhicule n’est signalé nulle part.

— Que pensez-vous de son départ, capitaine ?

— Pas très étonnant, tout compte fait. Herbier n’était pas aimé dans le pays, et même franchement détesté par beaucoup. L’affaire du congélateur prouve peut-être qu’un individu est venu aux fins de menaces, à cause de ses chasses de brute, vous êtes au courant ?

— Oui. Les femelles et les petits.

— Il est possible qu’Herbier ait été intimidé, qu’il ait pris peur et qu’il ait filé sans demander son reste. Ou bien, il a eu une sorte de crise, des remords, il a vidé lui-même son congélateur et il a tout quitté.