— Commissaire, il a déjà incendié dix voitures, il s’est fait un nom de guerre. On l’admire dans sa cité. Il fait l’escalade, il est aspiré vers le haut. Pour lui, entre les Mercedes, ses ennemis, et ceux qui les conduisent, il n’y a qu’un pas à faire.
— Un pas de géant, Noël, et qu’il ne fera jamais. Je l’ai connu durant ses deux prédétentions. Jamais Momo ne mettrait le feu sans avoir inspecté la voiture.
Il n’y avait pas de gare à Ordebec, il fallait descendre à Cérenay et prendre un car. Il ne serait à destination que vers 5 heures, une assez longue expédition pour une courte promenade. Avec la lumière de l’été, il avait tout le temps de parcourir les cinq kilomètres du chemin de Bonneval. Si un meurtrier avait voulu exploiter la déraison de cette Lina, c’était là, peut-être, qu’il pouvait avoir laissé un corps. Cette échappée en forêt n’était plus seulement un devoir informulé qu’il se sentait l’obligation vague de remplir envers la petite femme, mais une fugue salutaire. Il imaginait l’odeur du chemin, les ombres, le tapis de feuilles molles sous ses pieds. Il aurait pu y envoyer n’importe lequel de ses brigadiers, ou même convaincre le capitaine Émeri de s’y rendre. Mais l’idée de l’explorer lui-même s’était imposée doucement dans la matinée, sans apporter d’explications, avec le sentiment obscur que quelques habitants d’Ordebec étaient dans une très mauvaise passe. Il ferma son portable et reporta son attention sur les deux lieutenants.
— Collez-vous serré sur le vieil homme qui a brûlé, dit-il. Avec la réputation de Momo dans ce secteur du 5e arrondissement, il est facile de lui faire endosser un meurtre en suivant ses méthodes, qui ne sont pas complexes. De l’essence et une mèche courte, c’est tout ce qu’il faut au tueur. Il fait attendre l’homme dans la voiture, il revient dans l’ombre et il met le feu. Cherchez qui est l’homme, s’il voyait bien, s’il entendait bien. Et cherchez celui qui conduisait la voiture, et avec qui le vieux se sentait en sécurité. Ça ne devrait pas prendre beaucoup de temps.
— On relève quand même l’alibi de Momo ?
— Oui. Mais envoyez les résidus d’essence à l’analyse, taux d’octane, etc. Momo utilise du carburant à mobylette largement coupé d’huile. Vérifiez la composition, c’est dans le dossier. Ne me cherchez pas cet après-midi, ajouta-t-il en se relevant, je m’absente jusqu’à ce soir. Où ? demanda muettement le regard du maigre Justin.
— Je vais croiser quelques vieux cavaliers en forêt. Rien de très long. Faites passer le mot à la Brigade. Où est Danglard ?
— Au distributeur à café, dit Justin en désignant l’étage supérieur de son doigt. Il a été porté le chat à son écuelle, c’est son tour.
— Et Veyrenc ?
— Au bout le plus opposé du bâtiment, dit Noël avec un mauvais sourire.
Adamsberg trouva Veyrenc au bureau le plus éloigné de la grande salle commune, calé contre le mur.
— Je suis en imprégnation, dit-il en montrant une pile de dossiers. Je regarde ce que vous avez bricolé en mon absence. Je trouve que le chat a grossi, et Danglard aussi. Il va mieux.
— Comment veux-tu qu’il ne grossisse pas ? Il passe la journée entière près de Retancourt, vautré sur la photocopieuse.
— Tu parles du chat. Si on ne le portait pas à son écuelle, il se déciderait peut-être à marcher.
— On a essayé, Louis. Il ne s’est plus alimenté, et on a interrompu l’expérience après quatre jours. Il marche très bien. Dès que Retancourt s’en va, il sait parfaitement descendre de son socle pour occuper sa chaise. Quant à Danglard, il a trouvé une nouvelle amie pendant la conférence de Londres.
— C’est pour cela. Mais en me croisant ce matin, tout son être s’est fripé de contrariété. Tu l’as questionné sur l’Armée ?
— Oui. C’est très vieux.
— Très, confirma Veyrenc en souriant.
— Je ne touche pas, je pars me promener sur le chemin de Bonneval.
— C’est un grimweld ?
— C’est celui d’Ordebec.
— Tu as parlé à Danglard de ta petite expédition ? Veyrenc frappait en même temps sur le clavier de son ordinateur.
— Oui, et il s’est fripé de contrariété. Il a adoré me raconter l’Armée mais ça lui déplaît que je la suive.
— Il t’a parlé des « saisis » ?
— Oui.
— Alors sache, si c’est bien cela que tu cherches, qu’il est très rare que les corps des saisis soient abandonnés sur un grimweld. On les trouve tout bonnement chez eux, ou sur une aire de duel, ou dans un puits, ou encore près d’un lieu de culte désaffecté. Car tu sais que les églises abandonnées attirent la présence du démon. À peine as-tu négligé l’endroit que le Mal vient s’y installer. Et ceux qui sont saisis par l’Armée retournent au démon, tout simplement.
— C’est logique.
— Regarde, dit-il en désignant son écran. C’est la carte de la forêt d’Alance.
— Ici, dit Adamsberg en suivant une ligne du doigt, ce doit être le chemin.
— Et là, tu as la chapelle de saint Antoine d’Alance. Ici, à l’opposé au sud, un calvaire. Ce sont des lieux que tu peux visiter. Prends une croix sur toi pour te protéger.
— J’ai un galet de rivière dans ma poche.
— Cela suffit largement.
VII
Il faisait quelque six degrés de moins en Normandie et, dès qu’il fut sur la place presque déserte de la gare routière, Adamsberg remua sa tête dans le vent frais, le faisant courir sur sa nuque et derrière les oreilles, dans un mouvement assez animal, un peu comme l’eût fait un cheval pour chasser les taons. Il contourna Ordebec par le nord et, une demi-heure plus tard, il posait le pied sur le chemin de Bonneval, fléché par une vieille pancarte de bois peinte à la main. Le sentier était étroit, au contraire de ce qu’il avait imaginé, sans doute parce que l’idée du passage de centaines d’hommes en armes avait imposé la vision d’une allée cavalière large et impressionnante, sous une voûte fermée de grands hêtres. Le chemin était en réalité bien plus modeste, fait de deux ornières séparées par une butte herbue, longé par des fossés de drainage envahis de ronces, de pousses d’ormes et de noisetiers. Beaucoup de mûres étaient déjà à point — très en avance en raison de l’anormale chaleur —, et Adamsberg en cueillit tout en s’engageant dans le sentier. Il avançait lentement, parcourant du regard les bas-côtés, mangeant sans empressement les fruits qu’il tenait dans sa main. Il y avait beaucoup de mouches, qui se pressaient sur son visage pour y pomper la sueur.
Toutes les trois minutes, il s’arrêtait pour reconstituer sa provision de mûres, griffant sa vieille chemise noire sur les ronces. À mi-chemin de son exploration, il s’arrêta brusquement, se souvenant qu’il n’avait pas laissé de message à Zerk. Tant habitué à la solitude que prévenir les autres de ses absences lui demandait un effort. Il composa son numéro.
— Hellebaud s’est mis sur ses pattes, lui expliqua le jeune homme. Il a avalé ses grains tout seul. Seulement il a chié sur la table après.
— C’est comme cela quand la vie revient. Mets un plastique sur la table en attendant. Tu en trouveras dans le grenier. Je ne rentre que ce soir, Zerk, je suis sur le chemin de Bonneval.