— Et tu les vois ?
— Non, il fait trop clair encore. Je regarde si je ne trouve pas le corps du chasseur. Personne n’est passé par là depuis trois semaines, c’est bourré de mûres, elles sont en avance. Si Violette appelle, ne lui dis pas où je suis, elle n’aimerait pas cela.
— Bien sûr, dit Zerk — et Adamsberg se dit que son fils était plus fin qu’il n’en avait l’air. Miette après miette, il entassait un peu d’informations sur lui.
— J’ai changé l’ampoule de la cuisine, ajouta Zerk. Celle de l’escalier ne marche pas non plus. Je la remplace aussi ?
— Aussi, mais ne mets pas une lumière trop forte. Je n’aime pas quand on voit tout.
— Si tu croises l’Armée, appelle-moi.
— Je ne crois pas que je pourrai, Zerk. Son passage doit brouiller le réseau. Le choc de deux temps différents.
— C’est sûr, approuva le jeune homme avant de raccrocher.
Adamsberg progressa encore de huit cents mètres, explorant les bas-côtés. Car Herbier était mort, il en était certain, et c’était son seul point d’accord avec la femme Vendermot, qui s’envolerait si on lui soufflait dessus. Moment où Adamsberg réalisa qu’il avait déjà oublié le nom des petites graines du pissenlit.
Il y avait une silhouette sur le chemin, et Adamsberg plissa les yeux en avançant plus doucement. Une très longue silhouette assise sur un tronc d’arbre, si âgée et recroquevillée qu’il craignit de lui faire peur.
— Hello, dit la vieille femme en le voyant arriver.
— Hello, répondit Adamsberg, surpris.
« Hello » était un des rares mots qu’il connaissait en anglais, ainsi que « yes » et « no ».
— Vous avez mis le temps depuis la gare, dit-elle.
— J’ai cueilli des mûres, expliqua Adamsberg, se demandant comment une voix si assurée pouvait sortir de cette carcasse étroite. Étroite mais intense. Vous savez qui je suis ?
— Pas tout à fait. Lionel vous a vu descendre du train de Paris et prendre le car. Bernard me l’a dit et, l’un dans l’autre, vous voilà. Par les temps qui courent, et avec ce qui se passe, ça ne peut pas être grand-chose d’autre qu’un policier de la ville. L’air est mauvais. Remarquez bien que Michel Herbier, ce n’est pas une perte.
La vieille femme renifla bruyamment, passa le dos de sa main sous son très grand nez pour y cueillir une goutte.
— Et vous m’attendiez ?
— Mais non, jeune homme, j’attends mon chien. Il s’est entiché de la chienne de la ferme des Longes, juste derrière. Si je ne l’emmène pas la couvrir de temps à autre, il perd ses nerfs. Renoux, le fermier des Longes, est furieux, il dit qu’il ne veut pas de petits bâtards plein sa cour. Mais qu’est-ce qu’on y peut ? Rien. Et avec ma grippe d’été, je n’ai pas pu l’emmener depuis dix jours.
— Et vous n’avez pas peur, seule sur ce chemin ?
— À cause ?
— À cause de l’Armée furieuse, tenta Adamsberg.
— Pensez, dit la femme en secouant la tête. D’abord il ne fait pas nuit et quand bien même, je ne la vois pas. C’est pas donné à tout le monde.
Adamsberg apercevait une énorme mûre au-dessus de la tête de la grande femme mais il n’osait pas la déranger pour cela. Étrange, pensa-t-il, comme l’esprit de cueillette revient instinctivement chez l’homme après seulement vingt pas en forêt. Cela aurait plu à son ami préhistorien, Mathias. Car si on y pense, c’est cueillir qui est ensorcelant. Car la mûre, en soi, n’est pas un fruit passionnant.
— Je m’appelle Léone, dit la femme en essuyant une nouvelle goutte sous son grand nez. Mais on m’appelle Léo.
— Jean-Baptiste Adamsberg, commissaire de la Brigade criminelle de Paris. Heureux de vous avoir connue, ajouta-t-il poliment. Je vais poursuivre mon chemin.
— Si c’est l’Herbier que vous cherchez, c’est pas par là que vous le trouverez. Il est écarroui dans son sang noir à deux pas de la chapelle Saint-Antoine.
— Mort ?
— Depuis longtemps, oui. Ce n’est pas qu’on va le pleurer mais ce n’est pas beau. Celui qu’a fait ça n’y a pas été de main morte, on n’y voit même plus la tête.
— Ce sont les gendarmes qui l’ont trouvé ?
— Non, jeune homme, c’est moi. Je vais souvent mettre un bouquet à la chapelle, je n’aime pas laisser saint Antoine à l’abandon. Saint Antoine protège les animaux. Vous en avez un, d’animal ?
— J’ai un pigeon malade.
— Alors ça tombe bien, vous voyez. Quand vous passerez à la chapelle, il faudra avoir une pensée. Il aide aussi à retrouver les affaires qu’on a perdues. En vieillissant, je perds des choses.
— Ça ne vous a pas choquée ? Ce cadavre là-haut ?
— Ce n’est pas pareil quand on s’y attend. Je savais bien qu’on l’avait tué.
— À cause de l’Armée ?
— À cause de mon âge, jeune homme. Ici, un oiseau ne peut pas pondre un œuf sans que je le sache ou que je le sente. Tenez, vous pouvez être sûr que, cette nuit, un renard a croqué une poule à la ferme de Deveneux. Il n’a plus que trois pattes et un moignon de queue.
— Le fermier ?
— Le renard, j’ai vu ses crottes. Mais croyez-moi, il se débrouille. L’année passée, une mésange charbonnière s’est entichée de lui. Première fois que je voyais ça. Elle habitait sur son dos et il ne l’a jamais mangée. Elle et pas une autre, attention. Il y a beaucoup de détails dans le monde, vous avez remarqué ça ? Et comme chaque détail ne se reproduit jamais sous la même forme et met en branle d’autres détails, ça va loin et ça va loin. Si l’Herbier avait été vivant, il aurait fini par tuer le renard et, du coup, la mésange. Ça aurait encore fait toute une guerre aux élections municipales. Mais je ne sais pas si la mésange est revenue cette année. Manque de chance.
— Les gendarmes sont déjà sur place ? Vous les avez prévenus ?
— Et comment voulez-vous ? Je dois attendre mon chien, moi. Ou si vous êtes pressé, vous n’avez qu’à les appeler.
— Je ne pense pas que ce soit une bonne idée, dit Adamsberg après un moment. Les gendarmes n’aiment pas que les gars de Paris se mêlent de leurs affaires.
— Et pourquoi vous êtes là alors ?
— Parce qu’une femme d’ici est venue me voir. Alors je suis passé.
— La mère Vendermot ? C’est sûr qu’elle a peur pour ses mômes. Comme c’est sûr qu’elle aurait mieux fait de se taire. Mais cette histoire l’inquiète tellement qu’elle n’a pas pu s’empêcher d’aller chercher de l’aide.
Un grand chien beige aux longues oreilles molles déboucha brusquement des buissons en jappant et vint poser sa tête sur les maigres et longues jambes de sa maîtresse, les yeux clos, comme en guise de remerciement.
— Hello, Flem, dit-elle en s’essuyant le nez pendant que le chien essuyait sa propre truffe sur sa jupe grise. Vous voyez qu’il a l’air content.
Léo sortit un sucre de sa poche et le fourra dans la gueule du chien. Puis Flem vint tourner autour d’Adamsberg, affolé de curiosité.
— C’est bon, Flem, dit Adamsberg en lui tapotant le cou.
— Son vrai nom, c’est Flemmard. Depuis qu’il est tout bébé, c’est un tire-au-flanc. Il y a toujours des gens pour dire qu’à part couchailler partout, il ne sait rien faire d’autre. Et moi je dis que ça vaut mieux que de mordre tout le monde.
La vieille femme se leva, dépliant toute sa carcasse penchée, et s’appuya sur ses deux cannes.
— Si vous rentrez chez vous pour les appeler, demanda Adamsberg, m’autorisez-vous à vous accompagner ?
— Au contraire, j’aime bien la compagnie. Mais je ne trotte pas vite, on y sera en une demi-heure en coupant par le bois. Avant, du vivant d’Ernest, j’avais transformé la ferme en auberge. On faisait la nuit et le petit déjeuner. Alors à cette époque, il y avait du monde tout le temps, et puis des jeunes. Il y avait de la gaîté, ça allait ça venait. J’ai dû arrêter il y a douze ans et maintenant c’est plus triste. Alors quand je trouve de la compagnie, je ne refuse pas. Causer à personne, ça ne vaut rien.