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— Oui.

— Les passeurs parlent, des fois que les saisis arrivent à se racheter. Si bien que Lina est en danger et que, vous, vous pourriez la protéger.

— Je ne peux rien faire, Léo, c’est l’enquête d’Émeri.

— Mais Émeri ne s’inquiète pas pour Lina. Toute cette histoire d’Armée furieuse l’agace et le dégoûte. Il croit qu’on a changé, il croit que les gens sont raisonnables.

— On cherchera d’abord l’assassin d’Herbier. Et les deux autres sont toujours en vie. Si bien que Lina n’est pas menacée pour l’instant.

— Ça se peut, dit Léo en soufflant sur son trognon de cigare.

Il fallait sortir pour gagner la chambre, chaque pièce donnant directement sur l’extérieur par une porte très grinçante, qui lui rappela celle de Tuilot Julien, cette porte qui l’aurait empêché d’être inculpé s’il avait osé la franchir. Léo lui désigna sa chambre du bout de sa canne.

— Faut la soulever pour pas qu’elle crie trop. Bonne nuit.

— Je ne connais pas votre nom, Léo.

— Les policiers veulent toujours savoir ça. Et le vôtre ? ajouta Léo en crachotant des brins de tabac collés sur sa langue.

— Jean-Baptiste Adamsberg.

— Ne vous formalisez pas, il y a dans votre chambre toute une collection d’anciens livres de pornographie du XIXe siècle. C’est un ami qui m’a légué ça, sa famille ne le tolérait pas. Vous pouvez les regarder bien sûr, mais faites attention en tournant les pages, ils sont vieux et le papier n’est pas bien solide.

VIII

Au matin, Adamsberg enfila son pantalon et sortit doucement dehors, pieds nus dans l’herbe humide. Il était 6 h 30 et la rosée ne s’était pas encore évaporée. Il avait parfaitement dormi sur un vieux matelas de laine, avec une dépression au milieu, dans laquelle il s’était enfoncé comme un oiseau au nid. Il arpenta le pré pendant plusieurs minutes avant de trouver ce qu’il cherchait, une baguette de bois souple dont l’extrémité, une fois écrasée en forme de petit balai, lui fournissait un ersatz de brosse à dents. Il était en train d’éplucher le bout de sa baguette quand Léo passa la tête par la fenêtre.

— Hello, le capitaine Émeri a appelé pour vous réclamer, et il n’a pas l’air content. Venez, le café est chaud. On attrape du mal à rester pieds nus dehors.

— Comment a-t-il su que j’étais là ? demanda-t-il en la rejoignant.

— Faut croire qu’il n’a pas gobé l’histoire du cousin. Il aura fait le rapport avec le Parisien descendu du car hier. Il a dit qu’il n’appréciait pas d’avoir un flic dans le dos, ni que je le dissimule. À croire qu’on aurait comploté comme si c’était la guerre. Il peut vous faire des ennuis, vous savez.

— Je lui dirai la vérité. Je suis venu voir à quoi ressemblait un grimweld, dit Adamsberg en coupant une large tartine.

— Exactement. Et il n’y avait pas d’hôtel.

— Voilà.

— Avec cette convocation au poste, vous n’aurez plus le temps d’attraper le train de 8 h 50 à Lisieux. Vous aurez le suivant, le 14 h 35 à Cérenay. Attention, faut bien compter une demi-heure en car. En sortant, vous allez à droite puis à droite, et vous suivez sur huit cents mètres vers le centre-ville. La gendarmerie est juste derrière le square. Vous laisserez votre bol, je débarrasserai.

Adamsberg parcourut un petit kilomètre à travers la campagne et se présenta à l’accueil de la gendarmerie, curieusement repeinte en jaune vif comme s’il s’agissait d’une maison de vacances.

— Commissaire Jean-Baptiste Adamsberg, annonça-t-il à un gros brigadier. Le capitaine m’attend.

— Parfaitement, répondit l’homme en lui lançant un regard un peu craintif, le regard d’un homme qui n’aurait pas aimé être à sa place. Vous suivez le couloir et c’est le bureau du fond. La porte est ouverte.

Adamsberg s’arrêta sur le seuil, observant pendant quelques secondes le capitaine Émeri qui faisait les cent pas dans son bureau, nerveux, tendu, mais très élégant dans un uniforme ajusté. Un beau type ayant passé la quarantaine, visage régulier, cheveux abondants et encore blonds, portant sans ventre sa chemise militaire à épaulettes.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Émeri en se tournant vers Adamsberg. Qui vous a dit d’entrer ?

— Vous, capitaine. Vous m’avez convoqué ce matin à la première heure.

— Adamsberg ? dit Émeri en détaillant rapidement la tenue du commissaire qui, outre ses vêtements sans forme, n’avait pu ni se raser ni se coiffer.

— Navré pour la barbe, dit Adamsberg en lui serrant la main, je ne pensais pas rester à Ordebec cette nuit.

— Asseyez-vous, commissaire, dit Émeri, attachant encore son regard sur Adamsberg.

Il n’arrivait pas à faire coïncider ce nom réputé, en bien ou en mal, avec un homme aussi petit et d’aspect si modeste qui, depuis son visage brun jusqu’à ses vêtements noirs, lui paraissait disloqué, inclassable ou du moins inconforme. Il chercha son regard sans vraiment le trouver et s’arrêta sur le sourire, aussi plaisant que lointain. Le discours offensif qu’il avait prévu s’était en partie perdu dans sa perplexité, comme s’il s’était brisé non contre l’obstacle d’un mur mais contre une absence totale d’obstacle. Et il ne voyait pas comment agresser, ou même seulement saisir, une absence d’obstacle. Ce fut Adamsberg qui fit l’ouverture.

— Léone m’a informé de votre mécontentement, capitaine, dit-il en choisissant ses mots. Mais il y a un malentendu. Il faisait 36° C. à Paris hier, et je venais de coincer un vieil homme qui avait tué sa femme à la mie de pain.

— À la mie de pain ?

— En lui enfonçant deux grosses poignées de mie compacte dans la gorge. Si bien que l’idée d’aller marcher au frais sur un grimweld m’a tenté. Vous comprenez, je suppose.

— Peut-être.

— J’ai cueilli et mangé beaucoup de mûres — et Adamsberg vit que les traces noires des fruits n’avaient pas encore disparu de ses paumes. Je n’avais pas prévu de croiser Léone, elle attendait son chien sur le chemin. Elle n’avait pas prévu non plus de découvrir le corps d’Herbier à la chapelle. Et par respect pour vos prérogatives, je n’ai pas été voir la scène du crime. Il n’y avait plus de train, elle m’a offert l’hospitalité. Je ne m’attendais pas à fumer un authentique havane avec un calva grand cru devant le feu, mais c’est ce que nous avons fait. Une très brave femme, comme elle dirait elle-même, mais bien plus que cela.

— Savez-vous pourquoi cette très brave femme fume d’authentiques cigares de Cuba ? demanda Émeri avec un premier sourire. Savez-vous qui elle est ?

— Elle ne m’a pas dit son nom.

— Cela ne m’étonne pas. Léo, c’est Léone Marie de Valleray, comtesse d’Ordebec. Un café, commissaire ?

— S’il vous plaît.

Léo, comtesse d’Ordebec. Habitant une antique ferme délabrée, ayant vécu du commerce de l’auberge. Léo entonnant sa soupe à grosses cuillérées, crachant des brins de tabac. Le capitaine Émeri revenait avec deux tasses, souriant franchement cette fois, laissant paraître la « bonne nature » qu’avait décrite Léo, directe et accueillante.

— Étonné ?

— Assez. Elle est pauvre. Léo m’a dit que le comte d’Ordebec avait de la fortune.

— Elle est la première femme du comte, mais c’était il y a soixante ans. Un amour enfiévré de jeunes gens. Cela a fait un scandale de tous les diables dans la famille comtale et les pressions ont été telles que le divorce a été prononcé deux ans plus tard. On raconte qu’ils ont continué à se voir pendant longtemps. Mais ensuite, raison venant, chacun a repris sa route. Laissons Léo, dit Émeri en cessant de sourire. Quand vous êtes arrivé hier sur le chemin, vous ne saviez rien ? J’entends : quand vous m’avez appelé le matin même de Paris, vous ne saviez pas qu’Herbier était mort, et mort près de la chapelle ?