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— Non. Elle a dit que la disparition d’Herbier n’était pas une perte. Qu’elle n’avait pas été choquée de le trouver parce qu’elle savait qu’il était mort. Elle m’a plus parlé du renard et de sa mésange que de ce qu’elle a vu à la chapelle.

— La charbonnière qui avait choisi le renard à trois pattes ?

— Oui, c’est cela. Elle a aussi parlé de son chien, de la femelle de la ferme d’à côté, de saint Antoine, de son auberge, de Lina et sa famille, de vous quand elle vous a repêché dans la mare.

— C’est vrai, dit Émeri en souriant. Je lui dois la vie, et c’est mon premier souvenir. On l’appelle ma « mère d’eau », parce qu’elle m’a redonné naissance hors de la mare Jeanlin, comme une Vénus. Mes parents ont idolâtré Léo après ce jour, et j’avais ordre de ne pas toucher à un seul de ses cheveux. C’était en plein hiver, et Léo est sortie de la mare avec moi, gelée jusqu’aux os. On raconte qu’elle a mis trois jours à se réchauffer. Puis elle a eu une pleurésie, et on a cru qu’elle y passerait.

— Elle ne m’a pas parlé du froid. Ni dit qu’elle avait épousé le comte.

— Elle ne se vante jamais, elle se contente d’imposer sans bruit ses convictions, et c’est déjà beaucoup. Pas un gars du coin n’oserait abattre son renard à trois pattes. Sauf Herbier. Sa patte et sa queue, il les a perdues dans un de ses sacrés pièges. Mais il n’a pas eu le temps de l’achever.

— Parce que Léo l’a tué avant qu’il ne tue le renard.

— Elle en serait très capable, dit Émeri assez gaiement.

— Vous comptez faire surveiller le prochain saisi ? Le vitrier ?

— Il n’est pas vitrier, il est créateur de vitraux.

— Oui, Léo dit qu’il est très doué.

— Glayeux est un sale type qui ne craint personne. Pas le gars à s’inquiéter de l’Armée furieuse. Si par malheur il prend peur, on n’y peut rien. On n’empêche pas un gars de se tuer s’il y tient.

— Si vous vous trompiez, capitaine ? Si on avait tué Herbier ? Alors on pourrait tuer Glayeux. C’est de cela que je parle.

— Vous vous obstinez, Adamsberg.

— Vous aussi, capitaine. Parce que vous n’avez pas d’autre solution. Le suicide serait un moindre mal.

Émeri ralentit sa marche, puis finalement s’arrêta et sortit ses cigarettes.

— Détaillez, commissaire.

— La disparition d’Herbier a été signalée il y a plus d’une semaine. Hormis un contrôle domiciliaire sans suite, vous n’avez rien fait.

— C’est la loi, Adamsberg. Si Herbier voulait s’en aller sans prévenir personne, je n’avais aucun droit à le harceler.

— Même après le passage de l’Armée furieuse ?

— Ce type de folie n’a pas sa place dans une enquête de gendarmerie.

— Si. Vous admettez que l’Armée est à l’origine de tout. Qu’on l’ait tué ou qu’il se soit tué. Vous saviez qu’il avait été désigné par Lina et vous n’avez rien fait. Et quand on trouve le corps, il est trop tard pour espérer ramasser des indices.

— Vous pensez qu’ils vont me tomber dessus, hein ?

— Oui.

Émeri tira une bouffée, expira la fumée comme s’il soupirait, puis s’appuya contre le vieux mur qui bordait la rue.

— D’accord, admit-il. Ils vont me tomber dessus. Ou peut-être pas. On ne peut pas être tenu responsable d’un suicide.

— Et c’est pour cela que vous y tenez tant. La faute est moins lourde. Mais si c’est un meurtre, vous êtes dans le bourbier jusqu’au cou.

— Il n’y a rien qui le prouve.

— Pourquoi n’avez-vous rien fait pour chercher Herbier ?

— À cause des Vendermot. À cause de Lina et de ses tarés de frères. On ne s’entend pas bien, je ne voulais pas marcher dans leur jeu. Je représente l’ordre, et eux la déraison. Ça ne peut pas coller. J’ai dû alpaguer Martin plusieurs fois, braconnage nocturne. L’aîné aussi, Hippolyte. Il a mis en joue une troupe de chasseurs, il les a obligés à ôter leurs vêtements, il a récupéré toutes les carabines et a balancé le tout à la rivière. Il ne pouvait pas payer l’amende, il s’est appuyé vingt jours de trou. Ils aimeraient beaucoup me voir sauter. C’est pour ça que je n’ai pas bougé. Pas question de tomber dans leur piège.

— Quel piège ?

— Très simple. Lina Vendermot prétend avoir une vision puis Herbier disparaît. Ils sont de mèche. Je me lance à la recherche d’Herbier et ils portent plainte aussitôt pour exercice abusif de l’autorité et atteinte aux libertés. Lina a fait du droit, elle connaît la loi. Supposez que je m’obstine, que je continue à chercher Herbier. La plainte monte jusqu’à la direction générale. Un beau jour, Herbier réapparaît en pleine forme, il joint sa voix aux autres et porte plainte contre moi. J’écope d’un blâme ou d’une mutation.

— Dans ce cas, pourquoi Lina aurait-elle donné le nom de deux autres otages de l’Armée ?

— Pour la crédibilité. Elle est fine comme une belette bien qu’elle adopte l’allure inoffensive d’une grosse bonne femme. L’Armée saisit souvent plusieurs vivants à la fois, elle le sait bien. Désigner plusieurs saisis, ça noyait le poisson. C’est à tout cela que j’ai pensé. J’en étais convaincu.

— Mais ce n’était pas cela.

— Non.

Émeri frotta sa cigarette contre le mur et enfonça le mégot entre deux pierres.

— Ça ira, dit-il. Il s’est tué.

— Je ne crois pas.

— Merde, dit Émeri en haussant le ton, qu’est-ce que tu me veux ? Tu ne connais rien à l’histoire, tu ne sais rien des gens d’ici, tu débarques de ta capitale sans prévenir et tu donnes tes ordres.

— Ce n’est pas ma capitale. Je suis béarnais.

— Qu’est-ce que tu veux que ça me foute ?

— Et ce ne sont pas des ordres.

— Je vais te dire ce qui va se passer, Adamsberg. Tu vas prendre ton train, je vais boucler le dossier suicide et tout sera oublié dans trois jours. Sauf si, bien sûr, tu as l’intention de me casser les reins avec ta suspicion de meurtre. Qui ne repose que sur du vent.

Du vent qui passe dans sa tête, en courant d’air continu entre les deux oreilles, sa mère le lui avait toujours dit. Et sous le vent, pas une idée ne peut s’enraciner, pas même rester en place un moment. Sous le vent ou sous l’eau, c’est égal. Tout ondule et se courbe. Adamsberg le savait et se méfiait de lui-même.

— Je n’ai pas l’intention de te casser, Émeri. Je dis seulement qu’à ta place, je mettrais le prochain gars sous protection. Le vitrier.

— Le créateur de vitraux.

— Oui. Mets-le sous protection.

— Si je fais cela, Adamsberg, je me carbonise. Tu ne comprends pas ? Cela voudra dire que je ne crois pas au suicide d’Herbier. Et j’y crois. Si tu veux mon idée, Lina avait toutes les raisons de pousser ce type au suicide, elle a peut-être bien fait ça sciemment. Et là-dessus, oui, je pourrais mener une enquête. Incitation au suicide. Les gosses Vendermot ont largement de quoi vouloir envoyer Herbier au diable. Leur père et lui, c’était une telle paire de brutes que c’était à qui dépasserait l’autre en sauvagerie.

Émeri reprit sa marche, les mains dans les poches, déformant l’allure de son uniforme.

— Amis ?

— Les deux doigts de la main. On dit que le père Vendermot avait une balle algérienne logée dans le crâne, et c’est à cela qu’on a attribué toutes ses crises de violence. Mais avec ce sadique d’Herbier, ils se sont encouragés l’un l’autre, il n’y a pas de doute là-dessus. Alors terroriser Herbier, l’acculer au suicide, ce serait une belle revanche pour Lina. Je te l’ai dit, la fille est maligne. Ses frères aussi d’ailleurs, mais tous ravagés.