— Le lieutenant Veyrenc vous attend au café, commissaire, dit-il sans se redresser.
— Au café ou à la Brasserie ?
— Au café, au Cornet à dés.
— Veyrenc n’est plus lieutenant, Gardon. C’est seulement ce soir qu’on saura s’il raccroche les gants.
Adamsberg considéra un court moment le brigadier, se demandant si Gardon, lui, avait un esprit, et si oui, ce qu’il pouvait bien mettre dedans.
Il s’installa à la table de Veyrenc et les deux hommes se saluèrent d’un sourire clair et d’une longue poignée de main. Le souvenir de l’apparition de Veyrenc en Serbie[1] faisait encore passer, parfois, un court frisson dans le dos d’Adamsberg. Il commanda une salade et, tout en mangeant lentement, il fit un assez long récit sur Mme Tuilot Lucette, M. Tuilot Julien, Toni, Marie, leur amour, le quignon, la pédale de la poubelle, les volets fermés, le friand gras du mardi. De temps à autre, il jetait un regard à travers la vitre du café, que Tuilot Lucette aurait nettoyée autrement mieux.
Veyrenc commanda deux cafés au patron, un gros homme dont l’humeur sans cesse grondante s’aggravait avec la chaleur. Sa femme, une petite Corse muette, passait comme une fée noire en portant les plats.
— Un jour, dit Adamsberg en la désignant d’un signe, elle l’étouffera avec deux grosses poignées de mie de pain.
— Très possible, acquiesça Veyrenc.
— Elle attend toujours sur le trottoir, dit Adamsberg en jetant un nouveau coup d’œil au-dehors. Elle attend depuis presque une heure sous ce soleil de plomb. Elle ne sait pas quoi faire, pas quoi décider.
Veyrenc suivit le regard d’Adamsberg, examinant une petite femme maigre proprement vêtue d’une blouse à fleurs, de celles qu’on ne peut pas trouver dans les magasins de Paris.
— Tu ne peux pas être sûr qu’elle est là pour toi. Elle n’est pas en face de la Brigade, elle va et vient à dix mètres de là. Elle a un rendez-vous manqué.
— C’est pour moi, Louis, ça ne fait pas de doute. Qui donnerait un rendez-vous dans cette rue ? Elle a peur. C’est cela qui me tracasse.
— C’est parce qu’elle n’est pas de Paris.
— C’est peut-être même la première fois qu’elle y vient.
— C’est donc qu’elle a un sérieux problème. Ce qui ne résout pas le tien, Veyrenc. Tu réfléchis depuis des mois les pieds dans ta rivière, et tu n’as rien décidé.
— Tu pourrais reporter le délai.
— Je l’ai déjà fait.
— C’est ce soir à 6 heures que tu dois avoir signé, ou pas signé. Que tu redeviens flic, ou non. Il te reste quatre heures et demie, ajouta nonchalamment Adamsberg en consultant sa montre, et plus exactement les deux montres qu’il portait au poignet, sans qu’on sache exactement pourquoi.
— J’ai encore tout le temps, dit Veyrenc en tournant son café.
Le commissaire Adamsberg et l’ex-lieutenant Louis Veyrenc de Bilhc, issus de deux villages voisins des Pyrénées, avaient en commun une sorte de tranquillité détachée, assez déroutante. Elle pouvait présenter chez Adamsberg tous les signes d’une inattention et d’une indifférence choquantes. Chez Veyrenc, ce détachement générait des éloignements inexpliqués, une obstination opiniâtre, parfois massive et silencieuse, éventuellement ponctuée de colères. « C’est la vieille montagne qui a fait cela », disait Adamsberg sans chercher d’autre justification. La vieille montagne ne peut pas cracher des graminées amusantes et folâtres comme le font les herbes mouvantes des grandes prairies.
— On sort, dit Adamsberg en payant soudain leur déjeuner, la petite femme va s’en aller. Regarde, elle se décourage, l’hésitation la gagne.
— Moi aussi j’hésite, dit Veyrenc en avalant son café d’un trait. Mais moi, tu ne m’aides pas.
— Non.
— Très bien.
— On connaît toujours sa décision bien avant de la prendre. Depuis le tout début en fait. C’est pour cela que les conseils ne servent à rien. Sauf à te répéter que tes versifications irritent le commandant Danglard. Il n’aime pas qu’on massacre l’art poétique.
Adamsberg salua le patron d’un geste sobre. Inutile de parler, le gros homme n’aimait pas cela, ou plus précisément, il n’aimait pas être sympathique. Il était à l’image de son établissement, dégarni, ostensiblement populaire et presque hostile à la clientèle. La lutte était âpre entre ce fier petit bistrot et l’opulente brasserie qui lui faisait face. Plus la Brasserie des Philosophes accentuait son allure de vieille bourgeoise riche et guindée, plus le Cornet à dés appauvrissait son apparence, tous deux lancés dans une lutte sociale sans merci. « Un jour, marmonnait le commandant Danglard, il y aura un mort. » Sans compter la petite Corse qui bourrerait la gorge de son mari avec de la mie de pain.
En sortant du café, Adamsberg souffla au contact de l’air brûlant et s’approcha avec précaution de la petite femme, toujours postée à quelques pas de la Brigade. Il y avait un pigeon posé devant la porte du bâtiment, et il pensa que s’il faisait décoller l’oiseau en passant, la femme s’envolerait avec lui, par mimétisme. Comme si elle était légère, volatile, capable de disparaître comme une paille au vent. De près, il estima qu’elle avait quelque soixante-cinq ans. Elle avait pris soin d’aller chez le coiffeur avant de monter à la capitale, des boucles jaunes résistaient dans ses cheveux gris. Quand Adamsberg parla, le pigeon ne bougea pas, et la femme tourna vers lui un visage apeuré. Adamsberg s’exprima lentement, demandant si elle avait besoin d’aide.
— Je vous remercie, non, répondit la femme en détournant le regard.
— Vous ne vouliez pas entrer là-dedans ? dit Adamsberg en désignant le vieux bâtiment de la Brigade criminelle. Pour parler à un policier ou quelque chose ? Parce que dans cette rue, à part eux, il n’y a pas grand-chose d’autre à faire.
— Mais si les policiers ne vous écoutent pas, ça ne sert à rien d’y aller, dit-elle en reculant de quelques pas. Ils ne vous croient pas, vous savez, les policiers.
— Car c’est bien là que vous alliez ? À la Brigade ? La femme abaissa ses sourcils presque transparents.
— C’est la première fois que vous venez à Paris ?
— Mon Dieu oui. Il faut que je rentre ce soir, ils ne doivent pas s’apercevoir.
— Vous êtes venue voir un policier ?
— Oui. Enfin peut-être.
— Je suis policier. Je travaille là-dedans.
La femme jeta un regard à la tenue négligée d’Adamsberg et parut déçue ou sceptique.
— Vous devez bien les connaître alors ?
— Oui.
— Tous ?
— Oui.
La femme ouvrit son gros sac brun, râpé sur les flancs, et en sortit un papier qu’elle déplia avec soin.
— Monsieur le commissaire Adamsberg, lut-elle avec application. Vous le connaissez ?
— Oui. Vous venez de loin pour le voir ?
— D’Ordebec, dit-elle comme si cet aveu personnel lui coûtait.
— Je ne vois pas.
— C’est près de Lisieux, disons.
Normandie, se dit Adamsberg, ce qui pouvait expliquer sa réticence à parler. Il avait connu quelques Normands, des « taiseux » qu’il avait mis des jours à apprivoiser. Comme si lâcher quelques mots revenait à donner un louis d’or, pas forcément mérité. Adamsberg se mit à marcher, encourageant la femme à l’accompagner.