— Merde, Émeri, il vient presque de s’évanouir. Il veut l’épouser si elle survit.
— Ça tomberait bien. Le témoignage d’une épouse ne vaut rien devant la justice.
— Décide-toi, Émeri. Si tu soupçonnes Valleray ou les Vendermot.
— Vendermot, Valleray, Léo, c’est le même bataillon. Le père Vendermot et Herbier, c’est la face diabolique. Le comte et les enfants, la face innocente. Tu mélanges le tout, tu obtiens une foutue engeance incontrôlable, mêlée d’argile.
XXX
— Attaqué dans la soirée, vers minuit, affirma la médecin légiste Chazy. Il y a eu deux coups de hache. Le premier avait largement suffi.
Glayeux était étendu tout habillé dans son bureau, la tête fendue par deux fois, son sang ayant abondamment coulé sur la table et le tapis, et recouvert les esquisses préparatoires qu’il avait étalées au sol. On distinguait encore le visage de la Madone à travers les taches.
— C’est moche, ça, dit Émeri en désignant les dessins. La Sainte Vierge toute couverte de sang, dit-il avec dégoût, comme si cette souillure lui répugnait plus que la scène de boucherie qu’il avait sous les yeux.
— Le Seigneur Hellequin n’y a pas été de main morte, murmura Adamsberg. Et la Madone ne l’impressionne nullement.
— Évidemment, dit Émeri, maussade. Glayeux avait une commande pour l’église de Saint-Aubin. Et il travaillait toujours tard. Le tueur est entré, homme ou femme, ils se connaissaient. Glayeux l’a reçu ici. S’il planquait une hache sur lui, il devait porter un imperméable. Un peu incongru par cette chaleur.
— Souviens-toi qu’il risquait de pleuvoir. Il y avait des nuages à l’ouest.
Depuis le bureau, on entendait les sanglots de Michel Mortembot, des cris plutôt que des pleurs, comme en produisent les hommes dont les larmes ont du mal à couler.
— Il n’a pas gémi autant pour la mort de sa mère, dit Émeri d’un ton mauvais.
— Tu sais où il était hier ?
— À Caen depuis deux jours, pour une grosse commande de poiriers. Des tas de gens confirmeront. Il est rentré aujourd’hui en fin de matinée.
— Et vers minuit hier ?
— Il était en boîte, au Sens dessus dessous. Il a passé la nuit avec des putes et des tarlouzes et il a des remords. Quand il aura fini de se moucher, le brigadier l’emmènera faire sa déposition.
— Calme-toi, Émeri, ça ne sert à rien. Quand arrive ton équipe technique ?
— Le temps qu’ils démarrent de Lisieux, calcule. Si au moins ce salaud de Glayeux avait suivi mes conseils, si au moins il avait accepté une surveillance.
— Calme-toi, Émeri. Tu le regrettes ?
— Non. Qu’Hellequin l’emporte. Ce que je vois, c’est que deux saisis de la Mesnie ont été tués. Tu sais ce que ça va faire dans Ordebec ?
— Une traînée de terreur.
— Les gens se foutent bien que Mortembot y passe aussi. Mais le nom de la quatrième victime, on ne le connaît pas. On peut protéger Mortembot mais pas toute la ville. Si je voulais savoir qui a quelque chose sur la conscience ici, qui redoute d’avoir été désigné par Hellequin, ce serait le moment d’être aux aguets. Rien qu’en épiant les gens, ceux qui tremblent ou ceux qui restent placides. Et je ferais ma liste.
— Attends-moi, dit Adamsberg en refermant son téléphone. Le commandant Danglard est dehors, je vais le chercher.
— Il ne sait pas entrer tout seul ?
— Je ne veux pas qu’il voie Glayeux.
— Et pourquoi ça ?
— Il ne supporte pas le sang.
— Et il est flic ?
— Calme-toi, Émeri.
— Il aurait fait un bon tire-au-flanc sur un champ de bataille.
— Ce n’est pas grave, il ne descend pas d’un maréchal. Tous ses aïeux ont pioché dans la mine. C’est également brutal, mais c’est sans gloire.
Une petite foule s’était déjà constituée devant la maison de Glayeux. On savait qu’il était un des saisis du Seigneur Hellequin, on avait vu la voiture de la gendarmerie, cela suffisait pour comprendre. Danglard se tenait en arrière, immobilisé.
— Je suis avec Antonin, expliqua-t-il à Adamsberg. Il veut vous parler, à vous et à Émeri. Mais il n’ose pas traverser la foule tout seul, il faut lui faire un chemin.
— On va passer par la porte arrière, dit Adamsberg en attrapant doucement la main d’Antonin.
Il avait compris, pendant le massage du frère, que la main était solide, mais que tout le poignet était en argile. Il fallait donc y aller avec précaution.
— Comment va le comte ? reprit Adamsberg.
— Il est debout. Et surtout rhabillé, et furieux qu’on lui ait ôté sa chemise. Le Dr Merlan a totalement viré de bord. Il a mis humblement une salle à disposition du collègue Hellebaud, qui pérore et déjeune avec ses gardiens. Merlan ne le quitte pas d’un pouce, il a la tête d’un type dont les certitudes ont été mises à bas par un cyclone. Glayeux, comment ça se présente ?
— D’une manière telle qu’il vaut mieux que vous évitiez de le voir.
Adamsberg contourna la maison, lui et Danglard protégeant Antonin de part et d’autre. Ils croisèrent Mortembot qui marchait tête baissée comme un bœuf harassé, et que le brigadier Blériot guidait assez gentiment jusqu’à la voiture. Blériot arrêta le commissaire d’un signe discret.
— Le capitaine vous en veut pour la mort de Glayeux, murmura-t-il. Il dit — sauf votre respect — que vous n’avez rien foutu. Je dis cela pour vous mettre en garde, il sait devenir mauvais.
— J’ai vu.
— N’en tenez pas compte, ça passe.
Antonin s’assit prudemment sur une des chaises de la cuisine de Glayeux, et rangea ses bras sous la table.
— Lina est à son travail, Hippo est parti acheter du bois et Martin est dans la forêt, expliqua-t-il. Alors je suis venu.
— On vous écoute, dit doucement Adamsberg.
Émeri s’était placé à l’écart du groupe, indiquant ostensiblement que ce n’était pas son enquête et qu’Adamsberg, si fameux qu’il fût, n’avait pas fait mieux que lui.
— On dit que Glayeux a été tué.
— C’est exact.
— Vous savez que Lina l’a vu crier pitié dans la Mesnie ?
— Oui. Avec Mortembot, et un quatrième, inconnu.
— Ce que je veux dire, c’est que quand la Mesnie tue, elle le fait à sa manière. Jamais avec une arme moderne, c’est cela que je veux dire. Pas avec un revolver ou un fusil. Parce que Hellequin ne connaît pas ces armes. Hellequin est trop vieux.
— C’est faux pour Herbier.
— D’accord, mais c’est peut-être pas Hellequin qui s’en est chargé.
— Mais c’est vrai pour Glayeux, admit Adamsberg. Il n’a pas été tué d’un coup de feu.
— Mais à la hache ?
— Comment le savez-vous ?
— Parce que la nôtre a disparu. C’est cela que je voulais dire.
— Tiens, dit Émeri avec un petit rire, tu viens jusqu’ici, fragile comme tu es, pour nous donner l’arme du crime ? C’est gentil, cela, Antonin.
— Ma mère a dit que ça pouvait aider.
— Tu n’as pas peur au contraire que ça puisse vous retomber dessus ? À moins que tu ne penses qu’on va la retrouver, et que tu préfères prendre les devants ?
— Calme-toi, Émeri, coupa Adamsberg. Quand avez-vous vu que la hache n’était plus là ?
— Ce matin, mais avant que je sache pour Glayeux. Moi je ne m’en sers pas, je ne peux pas me permettre. Mais j’ai vu qu’elle n’était plus là où on la range d’habitude, dehors, calée contre le tas de bois.
— Si bien que tout le monde peut la prendre ?