— Oui, mais personne ne le fait.
— Elle a quelque chose de spécial, cette hache ? Quelque chose qui permet de la reconnaître ?
— Hippo a gravé un V sur le manche.
— Vous pensez que quelqu’un s’en est servi pour vous faire accuser ?
— C’est possible, mais ce que je veux dire, c’est que ça ne serait pas très rusé. Si on avait voulu tuer Glayeux, on n’aurait pas pris notre propre hache, pas vrai ?
— Mais si, ce serait rusé, intervint Émeri. Ce serait une gaffe si balourde que vous ne pourriez pas l’avoir commise. Surtout pas vous, les Vendermot, les plus dégourdis d’Ordebec.
Antonin haussa les épaules.
— Tu ne nous aimes pas, Émeri, alors je n’écoute pas ton avis. Peut-être bien que ton aïeul savait y faire sur le terrain, même quand il était inférieur en nombre.
— Ne te mêle pas de ma famille, Antonin.
— Tu te mêles bien de la mienne, c’est cela que je veux dire. Mais toi, qu’as-tu gardé de lui ? Tu cours à travers champs sur le premier lièvre que tu vois. Mais sans jamais regarder ce qui se passe autour, sans jamais te demander ce que pensent les autres. Et tu n’es plus chargé de l’enquête. Je m’adresse au commissaire de Paris.
— Et tu fais bien, répondit Émeri avec son sourire guerrier. Tu vois comme il a été efficace depuis son arrivée.
— C’est normal. Parce que ça prend du temps, de se demander ce que les gens pensent.
L’équipe technique de Lisieux entrait dans la maison, et Antonin leva son délicat visage, alerté par le bruit.
— Danglard vous raccompagne, Antonin, dit Adamsberg en se levant. Merci d’être venu nous voir. Émeri, je te retrouve ce soir, à dîner si tu l’acceptes. Je n’aime pas les contentieux. Non par vertu mais parce qu’ils me lassent, qu’ils soient justifiés ou non.
— D’accord, dit Émeri après un moment. À ma table ?
— À ta table. Je te laisse avec les techniciens. Garde Mortembot le plus longtemps possible en cellule, au prétexte de garde à vue. Dans la gendarmerie au moins, il sera hors de portée.
— Qu’est-ce que tu vas faire ? Déjeuner ? Voir quelqu’un ?
— Marcher. Je dois marcher.
— Tu veux dire ? Tu vas explorer quelque chose ?
— Non, je vais juste marcher. Tu sais que le Dr Hellebaud m’a assuré que les boules d’électricité n’existaient pas ?
— Mais ce serait quoi alors ?
— On en parle ce soir.
Toute mauvaise humeur avait disparu du visage du capitaine. Le brigadier Blériot avait raison, ça passait vite, un atout finalement assez rare.
XXXI
L’inquiétude allait monter d’un cran dans Ordebec, une frayeur, une quête de réponse qui, pensait Adamsberg, se tournerait plus vers la hantise de l’Armée furieuse que contre l’impuissance du commissaire de Paris. Car qui, ici, imaginerait sérieusement qu’un homme, juste un homme, ait le pouvoir de dévier les traits du Seigneur Hellequin ? Adamsberg choisit néanmoins un chemin peu fréquenté, qui lui éviterait les rencontres et les interrogations, bien que les Normands fussent peu doués pour les demandes directes. Mais ils savaient compenser par des regards longs ou des insinuations lourdes qui vous attrapaient dans le dos et vous plaçaient finalement devant la question frontale.
Il contourna Ordebec par la route de la mare aux libellules, coupa par le bois des Petites Alindes et se dirigea vers le chemin de Bonneval sous un soleil de plomb. Aucun risque de croiser quiconque en cette période sur ce sentier maudit. Ce chemin, il aurait déjà dû le faire et le refaire. Car c’était là et seulement là que Léo avait pu savoir ou comprendre quelque chose. Mais il y avait eu Mo, mais il y avait eu les Clermont-Brasseur, Retancourt en plongée, Léo en inertie, les ordres du comte, et il n’avait pas agi assez vite. Possible aussi qu’un certain fatalisme soit ici à l’œuvre, le portant à poser naturellement la faute sur les épaules du Seigneur Hellequin plutôt que de chercher l’homme réel, le mortel, qui détruisait des êtres à la hache. Aucune nouvelle de Zerk. En cela, son fils suivait ses consignes, interdiction de tenter de le joindre. Car à cette heure, et après la descente des hommes du Ministère, son deuxième portable devait être à coup sûr repéré et placé sur écoute. Il lui fallait prévenir Retancourt de ne plus communiquer avec lui. Dieu sait quel sort pouvait attendre une taupe découverte dans le terrier grandiose des Clermont-Brasseur.
Au bord de ce chemin de traverse se dressait une ferme isolée, gardée par un chien fatigué d’aboyer. Ici, aucun risque que le téléphone fût sur écoute. Adamsberg tira plusieurs fois la vieille sonnette, appelant à voix haute. Sans réponse, il poussa la porte et trouva le téléphone sur la table de l’entrée, au milieu d’un fouillis de lettres, de parapluies et de bottes boueuses. Il le décrocha pour appeler Retancourt.
Puis le reposa. Soudain alerté, dans la poche arrière de son pantalon, par la forme dure du paquet de photos que le comte lui avait donné la veille. Il ressortit et s’éloigna derrière un hangar à foin pour les feuilleter lentement, sans comprendre encore le cri insistant qu’elles lui lançaient. Christian en train de faire l’imitation d’on ne sait qui devant un cercle de rieurs, Christophe inélégant et souriant, une épingle d’or en fer à cheval piquée dans sa cravate, des verres dans toutes les mains, des plats ornés de cascades de fleurs, des robes échancrées, des bijoux, des chevalières incrustées dans la chair de vieux doigts, des serveurs en habit. Beaucoup à voir pour un zoologue spécialisé dans les parades et postures des dominants, rien pour un flic en quête d’un assassin parricide. Il fut distrait par le passage d’un vol de canards, qui composait une impeccable formation en V, considéra le bleu pâle du ciel — alourdi par des nuages à l’ouest —, rangea le paquet de photos, caressa le chanfrein d’une jument qui secouait la mèche de poils tombant sur ses yeux, et consulta ses montres. Si quoi que ce soit était arrivé à Zerk, il en serait déjà informé. À cette heure, ils devaient s’approcher de Grenade, hors de portée des recherches les plus actives. Il n’avait pas prévu qu’il se ferait du souci pour Zerk, il ne savait pas quelle y était la part de culpabilité ou d’une affection qu’il ne connaissait pas encore. Il les imagina arrivant un peu crasseux en vue de la ville, il vit le petit visage osseux et souriant de Zerk, Mo et ses cheveux coupés comme ceux d’un bon élève. Mo, c’est-à-dire, Momo-mèche-courte.
Il rempocha vivement les photos et revint d’un pas rapide vers la ferme déserte, vérifia les alentours et composa le numéro de Retancourt.
— Violette, dit-il, la photo que tu m’as envoyée de Sauveur 1.
— Oui.
— Il a les cheveux courts. Mais à la soirée, il porte les cheveux plus longs. Quand l’as-tu prise ?
— Le lendemain de mon arrivée.
— Donc trois jours après l’incendie du père. Tâche de savoir quand il s’est fait couper les cheveux. À l’heure près. Avant ou après son retour de la soirée. Tu dois y arriver.
— J’ai amadoué le majordome le plus rogue de toute la maison. Il ne parle à personne mais il consent à une exception avec moi.
— Ça ne me surprend pas. Envoie-moi le renseignement, puis n’utilise plus jamais ces portables et tire-toi de là.
— Problème ? demanda placidement Retancourt.
— Considérable.
— Bien.
— S’il s’est coupé les cheveux lui-même avant son retour, il peut en avoir laissé sur l’appuie-tête de sa voiture. Il a conduit depuis le meurtre ?
— Non, il a utilisé son chauffeur.
— On cherche donc de minuscules cheveux sur le siège conducteur.