— Bonne chance, mon ami, dit le médecin en lui serrant la main. Cela me ferait plaisir de recevoir parfois votre visite à Fleury.
Il avait dit « Fleury » comme s’il avait donné le nom de sa maison de campagne, comme s’il l’invitait sans façon à un amical après-midi dans son salon champêtre. Adamsberg le regarda s’éloigner avec un sentiment d’estime qui l’émut un peu, fait rarissime chez lui, et sans doute effet immédiat du soin qu’il venait de recevoir.
Avant que le Dr Merlan n’eût fermé la porte à clef, il s’introduisit doucement dans la chambre de Léo, toucha ses joues tièdes, caressa ses cheveux. Il eut l’idée, aussitôt refoulée, de lui parler des papiers de sucre.
— Hello, Léo, c’est moi. Flem a été voir la fille de la ferme. Il est content.
XXXII
Dans le hall d’un hôtel assez lugubre de Grenade situé à la périphérie de la ville, Zerk et Mo éteignirent l’antique ordinateur qu’ils venaient de consulter et se dirigèrent d’un pas volontairement négligent vers les escaliers. On ne pense jamais à la manière dont on marche, sauf quand on se sent surveillé, par la police ou par l’amour. Et rien n’est plus difficile alors que d’en imiter le naturel perdu. Ils avaient décidé d’éviter l’ascenseur, un lieu où les passagers ont, faute de mieux, plus de temps qu’ailleurs pour vous observer.
— Je ne sais pas si c’était très prudent d’aller consulter Internet, dit Mo en refermant la porte de la chambre.
— Calme-toi, Mo. Rien n’est plus repérable qu’un type crispé. Au moins, on a nos renseignements.
— Je ne crois pas que ce soit une bonne idée de téléphoner au restaurant d’Ordebec. Comment tu l’appelles ?
— Le Sanglier courant. Non, on n’appelle pas. C’est juste une assurance en cas d’embrouille. Maintenant, on a le nom de cette foutue boutique de jeux et de diabolos : « Sur le fil ». Ce ne sera rien d’obtenir le nom du gars qui tient la boutique, et de savoir s’il a des enfants. Plutôt un garçon, entre douze et seize ans.
— Un fils, confirma Mo. Ça viendrait moins à l’idée d’une fille d’attacher les pattes d’un pigeon pour lui en faire baver.
— Ou de foutre le feu à des bagnoles.
Mo s’assit sur son lit, étira ses jambes, s’appliqua à respirer lentement. Il avait l’impression qu’un deuxième cœur lui battait en permanence dans l’estomac. Adamsberg lui avait expliqué, dans la maison aux vaches, qu’il s’agissait sans doute de petites boules d’électricité qui se posaient ici ou là. Il appliqua sa main sur son ventre pour tâcher de les dissiper, feuilleta le journal français de la veille.
— Mais il peut venir à l’idée d’une fille, ajouta Zerk, de regarder en riant le type qui attache le pigeon ou qui fout le feu à une bagnole. Il y a du nouveau sur Ordebec ?
— Rien. Mais je me dis que ton père a autre chose à foutre que de connaître le nom du gars de la boutique de diabolos.
— Je ne pense pas. Je crois que le gars qui a torturé le pigeon, le gars qui a tué à Ordebec, le gars qui a brûlé Clermont-Brasseur, je crois que tout cela se promène bras dessus, bras dessous dans sa tête sans qu’il fasse vraiment de sélection.
— Je croyais que tu ne le connaissais pas.
— Mais je commence à avoir l’impression de lui ressembler. Demain, Mo, il faut qu’on quitte la chambre à 8 h 50. Ainsi tous les jours. Faut donner l’impression qu’on part faire un boulot régulier. Si on est là demain.
— Ah. T’as remarqué toi aussi ? demanda Mo en massant son ventre.
— Le type qui nous a regardés en bas ?
— Oui.
— Il nous a regardés un peu longtemps, hein ?
— Oui. Ça te fait penser à quoi ?
— À un cogne, Mo.
Zerk ouvrit la fenêtre pour fumer au-dehors. De la chambre, on ne voyait qu’une petite cour, de gros tuyaux d’évacuation, du linge et des toits en zinc. Il jeta son mégot par la fenêtre, le regarda atterrir dans l’ombre.
— On ferait mieux de dégager maintenant, dit-il.
XXXIII
Émeri avait ouvert fièrement la double porte de sa salle à manger Empire, avide de saisir les expressions de ses hôtes. Adamsberg sembla surpris mais indifférent — inculte, conclut Émeri —, mais l’étonnement de Veyrenc et les commentaires admiratifs de Danglard le comblèrent assez pour effacer les dernières traces de l’altercation du jour. En réalité, si Danglard appréciait la qualité du mobilier, il n’aimait pas l’excès de cette reconstitution trop méticuleuse.
— Merveilleux, capitaine, conclut-il en acceptant son verre d’apéritif, car Danglard savait se conduire de manière beaucoup plus courtoise que les deux Béarnais.
Ce pour quoi le commandant Danglard mena à peu près toute la conversation durant le dîner, avec cette vivacité sincère qu’il savait très bien feindre, et dont Adamsberg lui était toujours reconnaissant. D’autant que la quantité de vin distribuée dans des carafes d’époque, gravées aux armes du prince d’Eckmühl, était largement suffisante pour prévenir une éventuelle angoisse de manque chez le commandant. Encouragé par Danglard, qui brillait par sa connaissance de l’histoire du comté d’Ordebec comme de celle des batailles du maréchal Davout, Émeri buvait assez sec et devenait plus ouvert, familier souvent, et même sentimental. Il semblait à Adamsberg que le manteau du maréchal, et la posture qu’il imposait à son héritier, glissait de plus en plus de ses épaules jusqu’à s’affaler au sol.
En même temps qu’un aspect neuf lissait le visage de Danglard. Adamsberg le connaissait assez pour savoir que cette touche d’amusement intime n’était pas l’effet usuel du relâchement que l’alcool produisait chez lui. C’était une note d’espièglerie, comme si le commandant préparait un amusant petit coup qu’il comptait bien tenir au secret. Et, songea Adamsberg, un petit coup dirigé, par exemple, contre le lieutenant Veyrenc, avec lequel il se montrait pour une fois presque aimable, un signe potentiellement dangereux. Un petit coup lui permettant de sourire ce soir à celui qu’il allait duper plus tard.
Le drame d’Ordebec, enfoui, relégué hors des fastes impériaux, finit par faire son apparition à l’heure du calvados.
— Que vas-tu faire de Mortembot, Émeri ? demanda Adamsberg.
— Si tes hommes viennent prêter main-forte, on pourrait monter une surveillance à six ou sept pendant une semaine. Tu aurais cela sous la main ?
— J’ai une lieutenant qui vaut dix hommes, mais elle est en plongée. Je peux libérer un ou deux gars normaux.
— Ton fils ne pourrait pas nous donner un coup de main ?
— Je n’expose pas mon fils, Émeri. D’ailleurs il n’est pas formé pour, et il ne sait pas tirer. Et puis il est parti en voyage.
— Ah bon ? Je pensais qu’il faisait un reportage sur les feuilles pourries.
— C’était vrai. Mais une fille l’a appelé d’Italie et il y est allé. Tu sais ce que c’est.
— Oui, dit Émeri en se renversant sur son dossier, si tant est que son droit fauteuil Empire le lui permettait. Mais après bien des amusettes communes, j’ai rencontré ma femme ici. Quand elle m’a suivi à Lyon, elle s’ennuyait déjà et je l’aimais encore. J’ai pensé que ma mutation à Ordebec lui plairait. Retrouver le pays, les anciens amis. C’est pourquoi je me suis échiné à revenir ici. Mais non, elle est demeurée à Lyon, obstinément. Pendant mes deux premières années à Ordebec, je n’ai rien fait de correct. Ensuite j’ai couru sans joie les bordels de Lisieux. Tout le contraire de mon ancêtre, mes amis, si je puis me permettre de vous nommer ainsi. Je n’ai pas livré une bataille sans la perdre, hormis de menues arrestations que le premier imbécile aurait pu faire.