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L’accusation d’Émeri envers les Vendermot contrariait Adamsberg. Augmentée des détails d’enfance qu’il venait d’apprendre sur Hippolyte, elle était crédible. On imaginait mal par quelle faculté de sagesse ou par quelle grâce de comportement les enfants Vendermot auraient pu échapper à la colère, à la vengeance. Un grain de sable tournait cependant dans ses pensées éparses. La vieille Léo. Il ne voyait pas un seul des quatre Vendermot capable de la fracasser au sol. Mais même dans ce cas, Adamsberg supposait qu’Hippo — par exemple — eût employé une manière moins sauvage envers la vieille femme qui l’avait aidé durant toute son enfance.

Il passa par la cave avant de gagner sa chambre, et fourra les enveloppes de sucre et les photographies dans un ancien tonneau de cidre. Puis il adressa un message à la Brigade pour obtenir deux hommes de plus, avant 14 heures, à Ordebec. Estalère et Justin feraient très bien l’affaire, car tous deux peu sensibles à l’ennui accablant d’une surveillance, le premier en raison de son « heureux caractère » — comme le disaient certains pour ne pas dire crétin —, le second parce que la patience était un des piliers de son perfectionnisme. La maison de Mortembot ne serait pas très complexe à protéger. Deux fenêtres à l’avant et trois à l’arrière, toutes munies de volets. Seule faille, la petite lucarne des toilettes, sur le côté, sans volet mais armée d’un barreau de fer. Il faudrait que l’assassin s’approche de très près pour briser la vitre et tirer une balle par cet espace étroit, ce qui serait impossible avec deux hommes tournant autour de la maison. Et, si l’on suivait la tradition des tueries du Seigneur Hellequin, l’arme employée ne serait sans doute pas une balle. Hache, épée, lance, masse, pierre, étranglement, tout moyen médiéval seulement utilisable depuis l’intérieur. Sauf qu’Herbier avait été tué au fusil à canon scié, et cela détonnait.

Adamsberg referma la porte de la cave et traversa la grande cour. Les lumières de l’auberge étaient déjà éteintes, Veyrenc et Danglard dormaient. Avec ses poings, il creusa plus encore la dépression au cœur de son matelas de laine et s’y enfonça.

XXXIV

Zerk et Mo étaient sortis par la porte de secours donnant sur l’escalier de l’hôtel, et gagnèrent la rue sans rencontrer quiconque.

— On va où ? demanda Mo en montant dans la voiture.

— On va chercher un petit village au sud, à deux pas de l’Afrique. Des tas de bateaux et plein de mariniers prêts à un bon petit arrangement pour nous emmener de l’autre côté.

— Tu comptes traverser ?

— On avisera.

— Merde, Zerk, j’ai vu ce que t’as fourré dans ton sac.

— Le flingue ?

— Oui, dit Mo d’un ton mécontent.

— À notre halte dans les Pyrénées, quand je t’ai laissé dormir, j’étais à un kilomètre de mon village. Ça ne m’a pas pris plus de vingt minutes pour aller chercher l’arme du grand-père.

— T’es cinglé, qu’est-ce que tu veux foutre d’un revolver ?

— D’un pistolet, Mo. Un automatique 1935A, calibre 7,5 mm. Il date de 1940 mais, crois-moi, ça fonctionne.

— Et des munitions, t’as des munitions ?

— Une pleine boîte.

— Mais pour quoi faire, bon sang ?

— Parce que je sais tirer.

— Mais merde, t’as pas l’intention de tirer sur un flic ?

— Non, Mo. Mais faudra bien qu’on passe, non ?

— Je croyais que t’étais un type tranquille. Pas cinglé.

— Je suis un type tranquille. Mon père t’a sorti de la nasse, à nous de nous démerder pour ne pas y retourner.

— On passe tout de suite en Afrique ?

— On commence à démarcher auprès des bateaux. Si t’es pris, Mo, mon père y passe. J’ai beau ne pas le connaître, ce n’est pas une idée qui me plaît.

XXXV

Veyrenc ne dormait pas. Debout, il guettait à travers la fenêtre. Danglard avait eu un air singulier durant toute la soirée, Danglard anticipait un plaisir, une victoire, Danglard méditait un coup. Un coup de type professionnel, estimait Veyrenc, car le commandant n’était pas homme à aller visiter les bordels de Lisieux signalés par Émeri. Ou bien il l’aurait annoncé sans faire d’embarras. L’amabilité qu’il avait déployée envers lui, faisant taire sa jalousie infantile, avait achevé de mettre Veyrenc en alerte. Il supposait Danglard sur le point de réaliser une belle avancée dans l’enquête et de n’en souffler mot, afin de le doubler et d’assurer son avantage face à Adamsberg. Demain, il apporterait fièrement son tribut au commissaire. De cela, Veyrenc n’avait rien à faire. Pas plus qu’il ne s’irritait du projet qui agitait la tête ordinairement bien faite du commandant. Mais dans une enquête où se succédaient de tels massacres, on ne va pas seul.

À 1 h 30 du matin, Danglard n’avait pas paru. Déçu, Veyrenc s’allongea sur le lit tout habillé.

Danglard avait réglé son réveil à 5 h 50 et s’était assoupi rapidement, ce qui lui arrivait rarement, sauf quand l’excitation d’un acte à accomplir lui commandait de dormir vite et bien. À 6 h 25 du matin, il s’installa au volant, desserra le frein à main et laissa descendre doucement la voiture sur le chemin en pente pour n’éveiller personne. Il lança le moteur une fois sur la route communale et roula lentement sur vingt-deux kilomètres, le pare-soleil baissé. Son correspondant, homme ou femme, l’avait prié de ne pas se faire remarquer. Le fait que ce correspondant l’ait pris à tort pour le commissaire était un bon coup de chance. Il avait trouvé le message dans la poche de sa veste la veille, écrit au crayon et de la main gauche, ou bien d’une main autodidacte. Comissaire, J’ai quelque chose à dire sur Glayeux mais à la condission que je suis caché. Trop dangereus. Rendez vous à la gare de Cérenay, quai A, 6 h 50 préssis. MERCI. Soûlez — ce mot avait été raturé et réécrit plusieurs fois — très discret, ne soillez pas en retard surtout.

En repassant les événements de la veille, Danglard avait acquis la certitude que l’auteur du billet n’avait pu le glisser dans sa poche que lorsqu’il s’était mêlé à la petite foule, devant la maison de Glayeux. Il ne l’avait pas avant, à l’hôpital.

Le commandant se gara sous une rangée d’arbres et rejoignit le quai A en contournant discrètement la petite gare. Le bâtiment était situé à l’écart de la bourgade, fermé et désert. Personne non plus sur les voies. Danglard consulta le panneau d’affichage, constata qu’aucun train ne s’arrêtait à Cérenay avant 11 h 12. Donc aucun risque que quiconque se trouve sur les lieux avant 4 heures. Le correspondant avait choisi un de ces emplacements rares où la solitude était assurée.

À 6 h 48 à l’horloge de la gare, Danglard s’assit sur un banc du quai, voûté comme à son habitude, impatient et un peu fourbu. Il n’avait dormi que quelques heures et, en deçà de neuf heures de sommeil, son énergie partait en loques. Mais l’idée de clouer Veyrenc au poteau le stimula, lui apportant un nouveau sourire et un sentiment d’expansion. Il travaillait avec Adamsberg depuis plus de vingt ans, et la complicité spontanée du commissaire et du lieutenant Veyrenc le hérissait, au sens propre. Danglard était trop fin pour se nourrir de leurres et il savait que son aversion était simple affaire de jalousie honteuse. Il n’était pas même certain que Veyrenc lui disputât la place, mais la tentation était irrépressible. Marquer le pas pour devancer Veyrenc. Danglard redressa la tête, avala sa salive, chassant une vague sensation d’indignité. Adamsberg n’était ni sa référence, ni son modèle. Au contraire, les manières et les pensées de cet homme le contrariaient généralement. Mais son estime, voire son affection, lui était nécessaire, comme si cet être flottant pouvait le protéger ou le justifier d’être. À 6 h 51, il sentit une violente douleur dans la nuque, y porta la main et s’écroula sur le quai. Une minute plus tard, le corps du commandant était allongé en travers des rails.