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La visibilité sur le quai était si totale que Veyrenc n’avait pu trouver un point d’observation qu’à deux cents mètres de Danglard, à l’abri d’un poste de triage. L’angle de vue n’était pas bon, et quand il aperçut l’homme, celui-ci était déjà à deux mètres du commandant. Le coup qu’il lui donna sur la carotide avec le tranchant de la main et l’effondrement de Danglard ne durèrent que quelques secondes. Quand l’homme se mit à rouler le corps vers le bord du quai, Veyrenc avait déjà entamé sa course. Il était encore à une quarantaine de mètres quand Danglard chuta sur les rails. L’homme prenait déjà la fuite, d’une foulée lourde et efficace.

Veyrenc sauta sur les rails, attrapa le visage de Danglard, qui lui parut livide dans la lumière du matin. La bouche était ouverte et molle, les yeux clos. Veyrenc trouva le pouls, souleva les paupières sur des yeux vides. Danglard était sonné, drogué, ou en train de mourir. Un large bleu se formait déjà sur le côté du cou, autour d’une trace nette de piqûre. Le lieutenant passa ses bras sous ses épaules pour le hisser vers le quai, mais les quatre-vingt-quinze kilos de ce corps inerte paraissaient impossibles à déplacer. Il lui fallait de l’aide. Il se relevait en sueur pour appeler Adamsberg quand il entendit le sifflement caractéristique d’un train qui s’avance au loin à grande vitesse. Affolé, il vit arriver sur sa gauche la masse bruyante de la machine, lancée dans la ligne droite. Veyrenc se jeta sur le corps de Danglard et, multipliant son effort, l’allongea entre les rails, cala les bras le long des cuisses. Le train lança un coup de trompe qui parut comme un cri désespéré, le lieutenant se hissa d’une traction sur le quai et s’y projeta en roulant. Les wagons passèrent en meuglant puis le fracas s’éloigna, le laissant incapable de bouger, soit que la puissance de l’effort ait brisé ses muscles, soit qu’affronter la vision de Danglard ne lui fût pas tolérable. La tête roulée dans son bras, il sentit que des larmes avaient mouillé ses joues. Un fragment d’information, un seul, tournait dans sa tête vide. L’espace entre le dessus du corps et le dessous du train n’est que de vingt centimètres.

Quinze minutes plus tard sans doute, le lieutenant finit par se soulever sur les coudes et s’approcher de la voie. Ses mains supportant sa tête, il ouvrit les yeux d’un seul coup. Danglard avait l’air d’un mort proprement disposé entre les rails luisants, qui lui faisaient comme les bras d’un brancard de luxe, mais Danglard était intact. Veyrenc laissa retomber son front sur son bras, extirpa son portable et appela Adamsberg. Venir tout de suite, gare de Cérenay. Puis il dégagea son revolver, ôta la sécurité et l’assura dans sa main droite, doigt sur la détente. Et referma les yeux. L’espace entre le dessus du corps et le dessous du train n’est que de vingt centimètres. Il se souvenait de l’histoire à présent, l’an passé, sur la voie du rapide Paris-Granville. L’homme était tellement ivre et inerte quand le train lui était passé dessus que son absence totale de réflexe lui avait sauvé la vie. Il sentit des fourmillements dans les jambes et commença à les remuer lentement. Elles lui semblaient réagir comme du coton en même temps qu’elles pesaient comme des tronçons de granite. Vingt centimètres. Une chance que l’absence radicale de musculature chez Danglard lui ait permis de s’aplatir entre les rails comme une loque.

Quand il entendit courir derrière lui, il était assis en tailleur sur le quai, le regard rivé sur Danglard, comme si cette attention de chaque instant eût pu lui éviter le passage d’un deuxième train ou le glissement vers la mort. Il lui avait parlé par fragments de phrases ineptes, tiens le coup, bouge pas, respire, sans recueillir de cillement en réponse. Mais il voyait maintenant ses lèvres molles frémir à chaque respiration, et il surveillait cette petite palpitation. L’entendement commençait à lui revenir. Le type qui avait donné rendez-vous à Danglard avait conçu un plan irréprochable en le jetant sous le rapide Caen-Paris à une heure où nul témoin ne risquait d’intervenir. On l’aurait découvert plusieurs heures plus tard, quand l’anesthésiant, quel qu’il soit, aurait disparu de son corps. On n’aurait pas même songé à chercher un anesthésiant. Qu’aurait-on dit à l’enquête ? Que la mélancolie de Danglard s’était beaucoup alourdie ces derniers temps, qu’il redoutait de mourir à Ordebec. Que, totalement saoul, il était venu se coucher sur ces rails pour s’y tuer. Étrange choix bien sûr, mais le délire d’un homme ivre et suicidaire ne se mesurant pas avec une toise, on eût conclu en ce sens.

Il tourna les yeux vers la main qui se posait sur son épaule, celle d’Adamsberg.

— Descends vite, lui dit Veyrenc. Je ne risque pas de bouger.

Émeri et Blériot avaient déjà saisi le corps de Danglard par les épaules et Adamsberg sauta sur la voie pour soulever les jambes. Blériot fut ensuite incapable de se hisser seul sur le quai et il fallut l’aider en lui tirant les deux mains.

— Le Dr Merlan arrive, dit Émeri, penché sur la poitrine de Danglard. À mon avis, totalement drogué, mais pas en danger. Ça bat lent mais régulier. Que s’est-il passé, lieutenant ?

— Un type, dit Veyrenc d’une voix encore molle.

— Tu ne peux pas te relever ? lui demanda Adamsberg.

— Je ne crois pas. T’as pas un coup de gnôle ou quelque chose ?

— Moi oui, dit Blériot en sortant une flasque bon marché. Il n’est pas 8 heures du matin, ça risque d’arracher un peu.

— C’est ce qu’il faut, assura Veyrenc.

— Vous avez mangé ce matin ?

— Non, j’ai veillé toute la nuit.

Veyrenc avala une gorgée avec cette grimace convenue qui signale que, en effet, le liquide arrache. Puis une deuxième et rendit la flasque à Blériot.

— Tu peux parler ? demanda Adamsberg, qui s’était assis en tailleur à ses côtés, notant sur ses joues les sillons clairs qu’avaient tracés ses larmes.

— Oui. J’ai eu un choc, c’est tout. J’ai dépassé ma mesure physique.

— Pourquoi tu as veillé ?

— Parce que Danglard méditait un coup d’imbécile en solitaire.

— Tu l’avais remarqué aussi ?

— Oui. Il voulait me doubler et je pensais que c’était dangereux. J’ai cru qu’il sortirait le soir mais il n’a foutu le camp qu’à 6 h 30 du matin. J’ai pris l’autre voiture, je l’ai suivi de loin. On est arrivés ici, dit Veyrenc en montrant les lieux d’un geste vague. Un type l’a frappé au cou, puis piqué je crois, et il l’a balancé en travers des rails. J’ai couru, le type aussi, et quand j’ai essayé de sortir Danglard de là, impossible. Et le train est arrivé.

— Le rapide Caen-Paris, dit gravement Émeri, qui passe à 6 h 56.

— Oui, dit Veyrenc en baissant un peu la tête. Et on peut dire qu’il est vraiment rapide.

— Merde, dit Adamsberg entre les dents.

Pourquoi était-ce Veyrenc qui avait surveillé Danglard ? Pourquoi pas lui ? Pourquoi avait-il laissé le lieutenant aller dans cet enfer ? Parce que le plan de Danglard était dirigé contre Veyrenc et qu’Adamsberg l’avait considéré comme chose négligeable. Une affaire entre hommes.