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— J’ai eu seulement le temps de déplacer Danglard et de l’allonger entre les rails, je ne sais pas comment, et de me hisser sur le quai, je ne sais pas comment. Merde il était très lourd, et le bord du quai très haut. Le vent du train m’a frôlé le dos. Vingt centimètres. Il y a vingt centimètres entre le dessus d’un corps — d’un corps mou, d’un corps ivre — et le dessous d’un train.

— Je ne sais pas si j’y aurais pensé, dit Blériot qui regardait Veyrenc avec une expression un peu ahurie. En même temps qu’il observait, fasciné, la chevelure brune de ce lieutenant, semée d’une quinzaine de mèches rousses anormales, qui formaient comme des coquelicots sur un champ de terre brune.

— Le type ? demanda Émeri. Il aurait pu avoir la corpulence d’Hippolyte ?

— Oui. Il était costaud. Mais j’étais loin, et il portait une cagoule et des gants.

— Pour le reste, il était habillé comment ?

— Avec des tennis et une sorte de sweat-shirt. Bleu marine ou vert sombre, je ne sais pas. Aide-moi, Jean-Baptiste, je peux me mettre debout maintenant.

— Pourquoi ne m’as-tu pas appelé quand tu l’as suivi ? Pourquoi es-tu parti seul ?

— C’était une affaire entre lui et moi. Une initiative grotesque de Danglard, inutile de te mettre là-dedans. Je n’imaginais pas de telles proportions. Il s’en est allé seul avec le fiel au cœur…

Veyrenc interrompit son début de versification en haussant les épaules.

— Non, marmonna-t-il, pas envie.

Le Dr Merlan était arrivé et s’activait auprès du commandant Danglard. Il secouait la tête régulièrement en répétant « passé sous le train, passé sous le train », comme cherchant à se convaincre du caractère exceptionnel de l’événement qu’il vivait.

— Probablement une bonne dose d’anesthésiant, dit-il en se relevant et en faisant signe à deux infirmiers, mais j’ai l’impression que l’effet s’est presque dissipé. On l’emporte, je vais accélérer délicatement le réveil. Mais l’élocution ne sera pas rétablie avant deux heures, ne venez pas plus tôt, commissaire. Il y a des contusions, dues au coup sur la carotide et à sa chute sur les rails. Mais rien de cassé, je crois. Passé sous le train, je n’en reviens pas.

Adamsberg regarda s’éloigner la civière avec une bouffée de détresse rétroactive. Mais la boule d’électricité ne réapparut pas sur sa nuque. Effet du traitement du Dr Hellebaud, sans doute.

— Léo ? demanda-t-il à Merlan.

— Hier soir, elle s’est assise et elle a mangé. On a ôté la sonde. Mais elle ne parle pas, elle sourit seulement de temps en temps, avec l’air d’avoir sa petite idée sans être capable de l’atteindre. À croire que votre Dr Hellebaud a bloqué la fonction du verbe, comme il aurait abaissé un disjoncteur. Et qu’il la remettra en route quand cela lui semblera bon.

— C’est assez sa manière.

— Je lui ai écrit à sa maison de Fleury pour lui donner des nouvelles. En adressant la lettre au directeur, comme vous me l’avez conseillé.

— Sa prison de Fleury, précisa Adamsberg.

— Je sais, commissaire, mais je n’aime ni le dire ni le penser. Comme je sais que c’est vous qui l’avez fait arrêter et je ne veux rien savoir de ses fautes. Rien de médical au moins ?

— Rien.

— Passé sous un train, je n’en reviens pas. Seuls les suicidaires se jettent sous un train.

— Précisément, docteur. Ce n’est pas une arme usuelle. Mais comme c’est un moyen réputé pour se tuer, la mort de Danglard devait passer sans souci pour un suicide. Pour tout le personnel de l’hôpital, maintenez la version du suicide et, dans la mesure du possible, faites en sorte que rien ne filtre à l’extérieur. Je ne souhaite pas affoler le meurtrier. Qui, à cet instant, doit supposer sa victime déchiquetée par les roues du rapide. Laissons-lui cette certitude pour quelques heures.

— Je vois, dit Merlan en plissant les yeux, se composant une expression plus perspicace que nécessaire. Vous voulez surprendre, épier, guetter.

Adamsberg ne fit rien de cela. L’ambulance s’éloigna et il marcha de long en large sur le quai A, sur une courte distance de vingt mètres, répugnant à s’éloigner de Veyrenc à qui le brigadier Blériot — il avait vu cela — avait fait avaler trois ou quatre sucres. Blériot le sucreur. Sans le vouloir, il nota que le brigadier ne laissait pas tomber les papiers de sucre à terre. Il les froissait en une petite boule serrée qu’il glissait ensuite dans sa poche avant de pantalon. Émeri, dont l’uniforme était pour la première fois mal assujetti, tant il s’était habillé en hâte pour les rejoindre, revint vers lui en secouant la tête.

— Je ne vois aucune trace autour du banc. Rien, Adamsberg, on n’a rien.

Veyrenc fit signe à Émeri de lui offrir une cigarette.

— Et ça m’étonnerait que Danglard puisse nous aider, dit Veyrenc. Le gars est arrivé par-derrière et ne lui a pas laissé le temps de tourner la tête.

— Comment se fait-il que le conducteur du train ne l’ait pas vu ? demanda Blériot.

— À cette heure, il avait le soleil face à lui, dit Adamsberg. Il roulait plein est.

— Même s’il l’avait vu, dit Émeri, il n’aurait pas pu stopper l’engin avant plusieurs centaines de mètres. Lieutenant, d’où vous est venue l’idée de le suivre ?

— L’obéissance au règlement, je suppose, dit Veyrenc en souriant. Je l’ai vu sortir et je l’ai filé. Car on ne va pas seul dans ce type d’enquête.

— Et pourquoi est-il parti seul ? Il me paraît un homme plutôt prudent, non ?

— Mais solitaire, ajouta Adamsberg pour le disculper.

— Et celui qui lui a fixé rendez-vous a sans doute exigé qu’il vienne sans escorte, soupira Émeri. Comme d’habitude. On se retrouve au commissariat pour organiser les rondes chez Mortembot. Adamsberg, tu as pu avoir tes deux gars de Paris ?

— Ils devraient être ici avant 14 heures.

Veyrenc se sentait assez bien pour reprendre le volant et Adamsberg le suivit de près jusqu’à l’auberge de Léo, où le lieutenant se nourrit rapidement d’une soupe en boîte et partit aussitôt dormir. En revenant vers sa chambre, Adamsberg se souvint qu’il avait oublié de donner des grains au pigeon la veille. Et sa fenêtre était restée ouverte.

Mais Hellebaud s’était couché dans une de ses chaussures, comme d’autres congénères s’installeraient sur le haut d’une cheminée, et l’attendait patiemment.

— Hellebaud, dit Adamsberg en soulevant la chaussure et le pigeon, et en posant le tout sur le rebord de la fenêtre, il faut qu’on parle sérieusement. Tu es en train de sortir de l’état de nature, tu es en train de dégringoler sur la pente de la civilisation. Tes pattes sont guéries, tu peux voler. Regarde dehors. Du soleil, des arbres, des femelles, des asticots et des insectes à foison.

Hellebaud émit un roucoulement qui parut de bon augure et Adamsberg le cala plus fermement sur l’appui de la fenêtre.

— Décolle quand tu veux, lui dit-il. Ne laisse pas de mot, je comprendrai.

XXXVI

Adamsberg s’était souvenu qu’il fallait apporter des fleurs à la mère Vendermot et il frappa doucement à la porte à 10 heures du matin. On était mercredi, il avait des chances que Lina soit là, c’était sa matinée de congé en échange de sa permanence du samedi. C’est eux deux qu’il voulait voir, Lina et Hippo, séparément, pour un interrogatoire plus serré. Il les trouva tous installés à la table du petit déjeuner, aucun d’eux n’étant encore habillé. Il les salua l’un après l’autre, examinant leurs mines ensommeillées. Le visage fripé d’Hippo lui parut convaincant mais, avec la chaleur qui régnait déjà, on pouvait sans doute se composer la tête approximative d’un dormeur chiffonné. Hormis le gonflement nocturne des paupières, qui ne s’imite pas, Hippo avait naturellement l’œil lourd, ce qui ne rendait pas toujours son regard éveillé ni sympathique.