La mère — la seule déjà vêtue — accueillit les fleurs avec un contentement réel et offrit aussitôt du café au commissaire.
— Il paraît qu’il y a eu un drame à Cérenay, dit-elle, et c’était la première fois qu’il la réentendait vraiment parler, de sa voix aussi humble que nettement posée. Ce n’est pas cette horrible affaire qui continue, au moins ? Il n’est rien arrivé à Mortembot ?
— Qui vous l’a dit ? demanda Adamsberg.
— C’est Mortembot ? insista-t-elle.
— Non, ce n’est pas lui.
— Sainte Mère, dit la vieille en soufflant. Parce que si cela va à ce train, moi et les petits, on devra partir ailleurs.
— Mais non, maman, dit Martin d’une voix mécanique.
— Je sais ce que je dis, mon garçon. Vous ne voulez rien voir, tous autant que vous êtes. Mais un jour ou l’autre, il y en a un qui viendra, et il y en a un qui nous tuera.
— Mais non, maman, répéta Martin. Ils ont trop peur.
— Ils ne comprennent rien, dit la mère en s’adressant à Adamsberg. Ils ne comprennent pas qu’ils nous croient tous coupables. Ma pauvre fille, si au moins t’avais gardé ta langue.
— Je n’avais pas le droit, dit Lina un peu sévèrement, sans s’émouvoir de l’inquiétude de sa mère. Tu sais bien. On doit laisser leur chance aux saisis.
— C’est vrai, dit la mère en s’asseyant à table. Mais on n’a nulle part où aller. Il faut bien que je les protège, moi, expliqua-t-elle en se tournant à nouveau vers Adamsberg.
— Personne ne nous touchera, maman, dit Hippolyte, et il leva vers le plafond ses deux mains difformes et tous éclatèrent de rire.
— Ils ne comprennent rien, répéta doucement la mère, désolée. Joue pas avec tes doigts, Hippolyte. Ce n’est pas le moment de faire des pitreries quand il y a eu un mort à Cérenay.
— Que s’est-il passé ? demanda Lina, dont Adamsberg détourna le regard, sa poitrine étant trop visible à travers son pyjama blanc.
— Maman te l’a dit, dit Antonin. Une personne s’est jetée sous le rapide de Caen. C’est un suicide, c’est ce qu’elle a voulu dire.
— Comment l’avez-vous su ? demanda Adamsberg à la mère.
— En allant à mes courses. Le chef de gare est arrivé à 7 h 45 et il a vu la police et l’ambulance. Il a parlé à un des infirmiers.
— À 7 h 45 ? Alors que le premier train ne s’arrête pas avant 11 heures ?
— Il a eu un appel du conducteur de l’express. Il lui semblait avoir vu quelque chose sur la voie, alors le chef est venu se rendre compte. Vous savez qui s’est tué ?
— À vous, on vous l’a dit ?
— Non, dit Hippo. C’est peut-être la Marguerite Vanout.
— Pourquoi elle ? demanda Martin.
— Tu sais bien ce qu’on dit à Cérenay. Elle eganéméd.
— Elle déménage, expliqua Lina.
— Ah bon ? Comment ? demanda Antonin, avec l’air franc d’un homme intrigué, d’un homme qui ne réalise aucunement qu’il déménage lui-même.
— C’est depuis que son mari l’a quittée. Elle crie, elle déchire ses habits, elle raye les murs des maisons, elle écrit dessus. Sur les murs.
— Elle écrit quoi ?
— Porcs ideux, expliqua Hippo. Sans « h ». Soit au singulier, soit au pluriel. Elle l’écrit partout dans le village et les gens de Cérenay commencent à en avoir assez. Tous les jours, le maire doit faire effacer tous les Porcs ideux qu’elle a gravés pendant la nuit. Avec ça, comme elle a de l’argent, elle va cacher un gros billet par-ci par-là, sous une pierre, dans un arbre, et le lendemain, dès le matin, les gens ne peuvent pas s’empêcher de chercher l’argent éparpillé, comme dans un jeu de cache-cache. Plus personne n’arrive à l’heure au boulot. Alors, à elle toute seule, elle désorganise tout. En même temps, c’est pas interdit de cacher des billets.
— C’est plutôt marrant, dit Martin.
— Plutôt, approuva Hippo.
— C’est pas marrant, tança la mère. C’est une pauvre femme qui a perdu la tête, et elle a de la souffrance.
— Oui, mais c’est marrant quand même, dit Hippo en se penchant pour poser un baiser sur sa joue.
La mère se transforma radicalement, comme si elle s’avisait soudain que toute réprimande était inutile et injuste. Elle tapota la main de son grand fils et alla se rasseoir sur le fauteuil du coin, d’où, sans doute, elle ne prendrait plus part à la conversation. C’était comme une obscure et calme sortie, comme si un personnage disparaissait de la scène alors qu’on pouvait encore l’y voir.
— On va envoyer des fleurs pour l’enterrement, dit Lina. On connaît quand même bien sa tante.
— Si j’allais en cueillir dans la forêt ? proposa Martin.
— Ça ne se fait pas d’envoyer des fleurs cueillies à un enterrement.
— Il faut des fleurs payées, approuva Antonin. On peut acheter des lys ?
— Mais non, les lys, c’est pour un mariage.
— Et on n’a pas l’argent pour des lys, dit Lina.
— Des anémones ? proposa Hippo. Ec tse’n sap rehc, sel senoména.
— Ce n’est pas la saison, répliqua Lina. Adamsberg les laissa un moment débattre du choix des fleurs pour Marguerite, et cette conversation, à moins d’avoir été préparée par des esprits supérieurs, lui prouvait mieux que tout qu’aucun Vendermot n’avait trempé dans l’accident de Cérenay. Mais, supérieurs, tous les Vendermot l’étaient, sans discussion.
— Mais Marguerite n’est pas morte, dit enfin Adamsberg.
— Ah ? Eh bien plus de fleurs, conclut vivement Hippolyte.
— Qui, alors ? interrogea Martin.
— Personne n’est mort. L’homme était couché entre les voies et le train est passé dessus sans le toucher.
— Bravo, dit Antonin. J’appelle cela une expérience artistique.
En même temps, le jeune homme tendait un sucre à sa sœur, et Lina, comprenant sur-le-champ, le cassa en deux pour lui. Un geste qui exigeait une forte pression des doigts à laquelle Antonin ne se risquait pas. Adamsberg éloigna son regard. Cet assaut de sucres en toutes situations lui donnait à présent une sorte de frisson, comme s’il se retrouvait encerclé par un assaillant multiple, dont les sucres auraient fait des pierres de jet et des murailles.
— S’il voulait se tuer, dit Lina en regardant Adamsberg, il fallait qu’il se mette en travers.
— C’est vrai, Lina. Il ne voulait pas se tuer, on l’a posé là. Il s’agit de mon adjoint, Danglard. Quelqu’un a voulu le tuer.
Hippolyte fronça les sourcils.
— Utiliser un train comme arme, observa-t-il, ce n’est pas se faciliter la tâche.
— Mais pour faire croire à un suicide, ce n’est pas bête, dit Martin. Quand on voit une voie ferrée, on pense suicide.
— Oui, dit Hippolyte avec une moue. Mais une pareille organisation, ça vient d’un cerveau lourd. Ambitieux, mais épais. Totalement éganéméd. Totalement déménagé.
— Hippo, dit Adamsberg en repoussant sa tasse, j’aurais besoin de vous parler seul. À Lina ensuite aussi, si c’est possible.
— Épais, épais, répéta Hippo.
— Mais j’ai besoin de vous parler, insista Adamsberg.
— Je ne sais pas qui a voulu tuer votre adjoint.
— C’est à propos d’autre chose. De la mort de votre père, ajouta-t-il plus bas.