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— Alors oui, dit Hippo en jetant un regard à sa mère, il vaut mieux sortir. Donnez-moi juste le temps de m’habiller.

Adamsberg marchait sur la petite route empierrée aux côtés d’Hippolyte, qui le dépassait bien de vingt centimètres.

— Je ne sais rien sur sa mort, dit Hippo. Il s’est pris la hache dans la tête et la poitrine et puis voilà.

— Mais vous savez que Lina a essuyé le manche.

— C’est ce que j’ai dit à l’époque. Mais j’étais petit.

— Hippo, pourquoi Lina a-t-elle essuyé le manche ?

— Je ne sais pas, dit Hippo d’une voix boudeuse. Pas parce qu’elle l’avait tué. Je connais ma sœur, allez. C’est pas qu’elle n’aurait pas eu envie, comme nous tous. Mais c’était le contraire. C’est elle qui a empêché Suif de le dévorer.

— Alors elle aurait essuyé la hache parce qu’elle pensait que l’un de vous l’avait tué. Ou parce qu’elle a vu l’un de vous le tuer. Martin, ou Antonin.

— Ils avaient six et quatre ans.

— Ou vous.

— Non. On avait trop peur de lui, tous, pour oser un truc pareil. On n’était pas de taille.

— Mais vous aviez quand même lancé le chien sur lui.

— Alors sa mort aurait été la faute de Suif, pas la mienne. Vous voyez la différence ?

— Oui.

— Et le résultat, c’est que ce salaud a abattu mon chien. On avait l’impression que si l’un de nous avait osé toucher le père, directement, il était capable de nous descendre tous, comme Suif, et ma mère d’abord. C’est peut-être ce qui serait arrivé si le comte ne m’avait pas pris chez lui.

— Émeri dit que vous n’étiez pas un enfant craintif. Il dit que vous avez semé le chaos à l’école quand vous étiez petit.

— J’ai semé un sacré bordel, oui, dit Hippolyte en retrouvant son grand sourire. Qu’est-ce qu’il dit, Émeri ? Que j’étais une petite saloperie qui terrorisait tout le monde ?

— À peu près ça.

— Exactement ça. Mais Émeri n’était pas un ange non plus. Et il n’avait pas d’excuse, lui. Il était couvé et friqué. Avant que Régis ne forme sa bande de tortionnaires, il y avait un Hervé qui avait lancé l’hallali sur moi. Eh bien je peux vous dire qu’Émeri n’était pas le dernier quand ils faisaient des rondes autour de moi et qu’ils me tapaient dessus. Non, commissaire, je ne regrette rien, j’ai dû me défendre. Il suffisait que je tende les mains vers eux pour qu’ils s’éparpillent en hurlant. Quelle rigolade. C’était bien de leur faute. Ce sont eux qui ont dit que j’avais les mains du diable, que j’étais l’infirme de l’enfer. Ça ne me serait pas venu à l’idée tout seul. Alors je m’en suis servi. Non, s’il y a une seule chose que je regrette, c’est d’être le fils du pire fumier de ce pays.

Lina s’était habillée entre-temps, avec un chemisier serré qui fit frémir Adamsberg. Hippolyte lui laissa la place en lui tapotant le bras.

— Il ne te mangera pas, petite sœur, dit-il. Mais il n’est pas inoffensif non plus. Il aime savoir où les gens ont dissimulé leurs saletés, et c’est un méchant métier.

— Il a sauvé Léo, dit Lina en jetant un regard contrarié à son frère.

— Mais il se demande si j’ai tué Herbier et Glayeux. Il fouille dans mon tas de saletés. Pas vrai, commissaire ?

— C’est normal qu’il se pose la question, coupa Lina. Tu as été correct au moins ?

— Très, assura Adamsberg en souriant.

— Mais comme Lina ne cache aucun tas de saletés, je vous l’abandonne sans m’en faire, dit Hippo en s’éloignant. Cependant, en zehcuot sap à nu ed ses xuevehc.

— Ce qui veut dire ?

— « Ne touchez pas à un de ses cheveux », dit Lina. Pardon, commissaire, c’est son tempérament. Il se sent responsable pour nous tous. Mais nous sommes gentils.

Nous sommes gentils. La carte de visite simplette des Vendermot. Si niaise, si sotte qu’Adamsberg avait envie d’y croire. Leur idéal du moi en quelque sorte, leur devise proclamée. Nous sommes gentils. Pour cacher quoi ? aurait rétorqué Émeri. Un type aussi intelligent qu’Hippolyte, et le mot était faible, un type capable de renverser les lettres des mots comme s’il jouait aux billes, ne pouvait pas être simplement gentil.

— Lina, je vous pose la même question qu’à Hippo. Quand vous avez trouvé votre père assassiné, pourquoi avez-vous essuyé la hache ?

— Pour faire quelque chose, je suppose. Par réflexe.

— Vous n’avez plus onze ans, Lina. Vous ne pensez plus que ce genre de réponse peut suffire. Est-ce que vous avez essuyé la hache pour effacer les traces d’un de vos frères ?

— Non.

— Ça ne vous est pas venu à l’idée qu’Hippo aurait pu lui fendre la tête ? Ou Martin ?

— Non.

— Pourquoi ?

— On avait tous trop peur de lui pour se présenter dans sa chambre. De toute façon, on n’osait même pas y monter. C’était interdit.

Adamsberg s’arrêta sur le chemin, fit face à Lina et passa un doigt sur sa joue très rose, sans inconvenance, comme Zerk l’avait fait sur la plume du pigeon.

— Eh bien, qui protégiez-vous, Lina ?

— Le tueur, dit-elle soudainement, levant la tête. Et je ne savais pas qui c’était. Je n’ai pas été choquée quand je l’ai trouvé dans son sang. J’ai simplement pensé que quelqu’un, enfin, l’avait écrasé, qu’il ne reviendrait plus, et c’était un soulagement immense. J’ai effacé les empreintes sur la hache pour qu’on ne punisse jamais l’auteur. Quel qu’il soit.

— Merci, Lina. Hippo, à l’école, c’était une terreur ?

— Il nous protégeait. Parce que mes frères, les petits, dans l’autre cour, ils en bavaient aussi. Quand Hippo a eu le courage d’affronter les autres, avec ses pauvres doigts anormaux, on a eu enfin la paix. Nous sommes gentils, mais Hippo a dû nous défendre.

— Il leur disait qu’il était l’envoyé du diable, qu’il pouvait les anéantir.

— Et ça a marché ! dit-elle en riant sans compassion. Ils s’écartaient tous devant nous ! Pour nous, les gosses, ce fut un paradis. On était devenus les rois. Il n’y a que Léo qui nous a mis en garde. La vengeance est un plat qui se mange froid, elle disait, mais je ne comprenais pas, à l’époque. Mais aujourd’hui, ajouta-t-elle plus sombrement, on le paie. Avec ce souvenir d’Hippo-le-diable, avec l’Armée d’Hellequin, je comprends que ma mère ait peur pour nous. En 1777, ici, ils ont tué à coups de fourche François-Benjamin, un éleveur de porcs.

— Oui, j’ai su cela. Parce qu’il avait vu l’Armée.

— Avec trois victimes qu’il avait nommées, et une qu’il n’avait pas pu reconnaître. Comme moi. La foule s’est ruée sur lui après la mort de la deuxième victime, et ils l’ont éventré pendant plus de deux heures. François-Benjamin a passé le don à son neveu, Guillaume, qui l’a passé à sa cousine, Élodine, puis c’est allé à Sigismond, le tanneur, puis à Hébrard, puis à Arnaud, vendeur de toiles, puis à Louis-Pierre, le claveciniste, à Aveline et finalement à Gilbert, qui, paraît-il, me l’a transmis sur le bénitier. Votre adjoint, il savait quelque chose pour qu’on veuille le tuer ?

— Aucune idée.

Il s’en est allé seul avec le fiel au cœur, se récita muettement Adamsberg, surpris de voir ressurgir le petit vers de Veyrenc.

— Ne cherchez pas, dit-elle d’une voix soudain dure. Ce n’est pas lui qu’on voulait tuer. C’est vous.

— Mais non.

— Si. Car si vous ne savez rien aujourd’hui, vous finirez par tout savoir demain. Vous êtes bien plus dangereux qu’Émeri. Le temps est compté.