— Le mien ?
— Le vôtre, commissaire. Vous n’avez plus qu’à partir, courir. Rien n’arrête jamais le Seigneur, ni lui ni ses soldats. Ne restez pas sur sa route. Croyez-moi ou non, je tente de vous aider.
Mots si âpres et inconséquents qu’Émeri l’eût arrêtée pour moins que ça. Adamsberg ne bougea pas.
— Je dois protéger Mortembot, dit-il.
— Mortembot a tué sa mère. Il ne vaut pas la peine qu’on se donne du mal pour lui.
— Ce n’est pas mon problème, Lina, vous le savez.
— Vous ne comprenez pas. Il va mourir, quoi que vous fassiez. Partez avant.
— Quand ?
— Maintenant.
— Je veux dire : quand mourra-t-il ?
— Hellequin décide. Partez. Vous et vos hommes.
XXXVII
Adamsberg entra d’un pas lent dans la cour de l’hôpital, qu’il commençait à connaître aussi bien que le bar de la Brigade. Danglard avait refusé de porter la tenue de malade, il avait ôté la chemise réglementaire de papier tissé bleu et siégeait sur son lit avec son costume, si sali fût-il. L’infirmière avait hautement désapprouvé, la chose n’étant pas hygiénique. Mais comme c’était un ex-suicidé, et qu’il avait passé tout entier sous un train — un événement qui forçait le respect —, elle n’avait pas osé l’obliger.
— Il me faudrait une tenue un peu plus convenable, fut la première phrase de Danglard.
En même temps que ses yeux glissaient vers le mur jaune, fuyant sa honte, son ridicule et sa dégradation, qu’il ne voulait surtout pas lire dans le regard d’Adamsberg. Le Dr Merlan lui avait résumé l’essentiel des événements sans formuler d’opinion, et Danglard ne savait pas comment s’affronter lui-même. Il n’avait pas été professionnel, il avait été grotesque et, pire que tout, imbécile. Lui, Danglard, le grand esprit. La jalousie primaire, le désir mordant d’écraser Veyrenc n’avaient plus laissé place à la moindre parcelle de dignité et d’intelligence. Peut-être ces parcelles avaient-elles tenté de se manifester, de dire quelque chose, mais il n’avait rien entendu, rien voulu savoir. Comme le pire des crétins, ce pire qui mène à la destruction. Et c’est celui qu’il avait voulu humilier qui l’avait protégé, et qui avait manqué laisser sa vie sous les roues du train. Lui, Veyrenc de Bilhc, qui avait eu le réflexe, le cran et la capacité de l’allonger entre les rails. Lui-même, ruminait Danglard, n’aurait certainement pas accompli ce triple exploit. Sans doute n’aurait-il pas songé à déplacer le corps, et sûrement n’en aurait-il pas eu la force. Et peut-être, pire encore, il aurait fui avant de le faire, tout empressé de rejoindre le quai.
Le visage du commandant était gris de détresse. On eût dit un rat coincé dans un couloir, et non pas blotti dans une bonne miche de pain chez Tuilot Julien.
— Mal ? demanda Adamsberg.
— Seulement si je tourne la tête.
— Paraît que vous n’avez pas eu conscience que le rapide vous passait dessus, dit Adamsberg sans introduire de note consolante dans sa voix.
— Non. C’est vexant de vivre une pareille affaire sans rien se rappeler, non ? dit Danglard, tentant d’introduire un grain d’ironie.
— Ce n’est pas cela qui est vexant.
— Si au moins j’avais été bourré plus que d’habitude.
— Mais même pas, Danglard. Au contraire, vous vous êtes contrôlé chez Émeri pour garder la tête à peu près claire afin de réussir votre opération solitaire.
Danglard leva les yeux vers le plafond jaune et décida de se maintenir fixement dans cette position. Il avait aperçu le regard d’Adamsberg et vu l’éclat précis dans ses prunelles. Éclat qui portait à longue distance et auquel il essayait d’échapper. Éclat rare qui n’apparaissait chez le commissaire qu’en état de colère, d’intérêt puissant, ou d’irruption d’idée.
— Veyrenc l’a senti, lui, le passage du train, insista Adamsberg.
Rageur contre la médiocrité de Danglard, déçu, navré, il l’était certainement. Il ressentait le besoin de le contraindre à regarder et à savoir. Il s’en est allé seul avec le fiel au cœur.
— Comment va-t-il ? demanda Danglard entre ses dents, à peine audible.
— Il dort. Il récupère. On aura de la chance s’il ne nous fabrique pas de nouvelles mèches rousses. Ou bien des mèches blanches.
— Comment savait-il ?
— Comme je le savais. Vous êtes un mauvais conspirateur, commandant. La joie d’un projet secret, excitant et orgueilleux, se lisait sur votre mine et dans vos gestes tout au cours du dîner.
— Pourquoi Veyrenc a-t-il veillé ?
— Parce qu’il a bien pensé. Il a pensé que, si quelque fait pouvait vous échauffer ainsi, quelque fait que vous vouliez accomplir seul, c’était probablement une action qui se dirigeait contre lui. Par exemple la collecte d’un renseignement neuf. Tandis que vous, commandant, vous avez oublié que lorsqu’un informateur désire garder l’anonymat, il ne cherche pas à se présenter en personne. Il écrit sans donner rendez-vous. Même Estalère aurait senti le traquenard. Pas vous. Veyrenc oui. Enfin et surtout, il a pensé que, dans un tel massacre, on n’agit pas seul. Sauf si l’on veut récolter un laurier dans son coin et que ce désir fasse oublier l’évidence. Car vous avez bien reçu un message, Danglard ? Un rendez-vous ?
— Oui.
— Où ? Quand ?
— J’ai trouvé le mot dans ma poche. Le type a dû le glisser dans la petite foule, devant chez Glayeux.
— Vous l’avez conservé ?
— Non.
— Bravo, commandant. Pourquoi ?
Danglard mangea plusieurs fois l’intérieur de ses joues avant de se décider à répondre.
— Je ne voulais pas qu’on sache que j’avais gardé un message pour moi. Que j’avais agi avec préméditation. J’avais l’intention, après avoir ramassé l’information, d’inventer une version plausible.
— Par exemple ?
— Que j’avais remarqué un type dans la foule. Que je m’étais renseigné sur lui. Que j’étais allé faire un tour à Cérenay pour en savoir un peu plus. Quelque chose d’anodin.
— Quelque chose de digne, au fond.
— Oui, siffla Danglard. De digne.
— Et c’est manqué, dit Adamsberg en se levant, marchant sur les quelques mètres de la chambre, encerclant le lit du commandant.
— OK, dit Danglard. Je suis tombé dans la fosse à purin et je m’y suis enlisé.
— Ça m’est arrivé avant vous, vous vous souvenez ?
— Oui.
— Donc vous n’inventez rien. Le plus difficile n’est pas d’y tomber, mais de nettoyer après coup. Quel était ce message ?
— Une écriture d’analphabète, avec beaucoup de fautes. Soit réelle, soit déguisée, les deux sont possibles. En tout cas, c’était bien fait si c’était truqué. Surtout le mot « Soillez », qu’il a rayé plusieurs fois.
— Qui disait quoi ?
— De me rendre sur le quai de la gare de Cérenay à 6 h 50 précises. J’ai supposé que le type habitait ce village.
— Je ne crois pas. L’avantage de Cérenay, c’est que les trains y passent. À 6 h 56. Tandis que la gare d’Ordebec est désaffectée. Qu’a dit Merlan sur la drogue ?
Les yeux d’Adamsberg étaient revenus à leur état presque normal, aqueux, « algueux » disaient certains, obligés d’inventer un mot pour décrire cet aspect fondu, indistinct, presque pâteux.
— D’après les premiers résultats, je n’ai plus rien dans le corps. Il pense à un anesthésiant utilisé par les vétérinaires, calculé pour m’assommer un quart d’heure et se volatiliser. Du chlorhydrate de kétamine à faible dose, car je n’ai pas eu d’hallucinations. Commissaire, peut-on arranger quelque chose ? Je veux dire, peut-on faire en sorte que la Brigade ne soit pas informée de cette débandade ?