Adamsberg regarda longuement la lucarne, la vitre brisée, le barreau de fer.
— J’ai surtout pensé qu’avec l’obstacle de la vitre, n’importe quel tir aurait forcément dévié. À balle ou à flèche. Le résultat était trop incertain pour qu’un tueur ose tirer par là. Mais regarde bien cette vitre, Louis. C’est cela qu’on n’a pas vérifié.
Émeri entrait dans la maison, avec seulement deux boutons de sa veste fermés.
— Désolé, Émeri, dit Adamsberg. Un carreau d’arbalète à travers la lucarne des toilettes. Quand le gars était en train de pisser.
— La lucarne ? Mais elle a une barre !
— C’est passé, Émeri. Et c’est entré droit dans sa gorge.
— Une arbalète ? Mais c’est seulement bon pour blesser un cerf à dix mètres.
— Pas celle-ci, Émeri. Tu as prévenu Lisieux ?
— Ils arrivent. Tu prends la responsabilité sur toi, Adamsberg. C’est toi le chargé d’enquête. Et c’est tes gars qui étaient de ronde.
— Ils ne peuvent pas voir à quarante mètres dans un bois, mes gars. Et t’aurais dû prévoir l’accès par cette lucarne. C’est toi qui étais chargé de dresser l’inventaire des risques du lieu.
— Et de prévoir un tir d’arbalète à travers un trou de souris ?
— Je dirais un trou de rat.
— Ce trou de rat avait une vitre épaisse, qui aurait fait dévier n’importe quel projectile. Le tireur ne pouvait pas choisir ce passage.
— Regarde la vitre, Émeri. Pas un morceau de verre n’est resté accroché au bois. Elle a été soigneusement prédécoupée, de telle sorte qu’une simple poussée du doigt suffisait à la faire tomber.
— De telle sorte qu’elle n’a pas dévié le tir.
— Non. Et on n’a pas remarqué la rayure du diamant contre le chambranle.
— Ça n’explique pas que le gars ait choisi l’arbalète.
— Pour le silence. Ajoute que le tireur connaissait la maison de la mère de Mortembot. Il y a de la moquette partout, jusque dans les toilettes. La vitre est tombée sans un bruit.
Émeri redressa le col de sa veste, grommelant de déplaisir.
— Dans le coin, dit-il, les gars ont plutôt des fusils. S’il ne voulait pas donner l’alerte, l’assassin pouvait tirer avec un silence et une balle subsonique.
— Même, ça claque fort. À peu près comme une 22 à air comprimé, et donc bien plus qu’une arbalète.
— On entend quand même le bruit de la corde.
— Mais ce n’est pas un son auquel on s’attend. De si loin, on peut assimiler la vibration à un fort bruissement d’ailes. Et c’est bien une arme d’Hellequin, non ?
— Oui, dit Émeri avec amertume.
— Pense à cela, Émeri. C’est un choix non seulement techniquement parfait, mais artistique aussi. Historique et poétique.
— Il n’a pas poétiquement tiré sur Herbier.
— Disons qu’il évolue. Qu’il raffine.
— Tu penses que le tueur se prend pour Hellequin ?
— Je n’en sais rien. On sait seulement que c’est un excellent arbalétrier. On a au moins cela pour démarrer. Enquêter sur les clubs de tir, éplucher les noms des membres.
— Pourquoi s’est-il changé ? demanda Émeri en regardant le corps de Mortembot.
— Pour se décrasser de la prison, dit Veyrenc.
— Elle est propre, ma cellule. Et les couvertures aussi. Qu’est-ce que tu crois, Adamsberg ?
— Je me demande juste pourquoi toi et Veyrenc vous vous énervez parce qu’il s’est changé. Encore que tout compte, dit-il en montrant la lucarne avec lassitude. Même un trou de rat. Et surtout un trou de rat.
XL
Adamsberg participa à la fouille dans les bois jusqu’à 7 heures du matin, rejoint par les cinq autres hommes tirés de leur lit. Danglard paraissait éreinté. Lui non plus, pensa Adamsberg, n’avait pas pu s’endormir, cherchant vainement un lieu calme pour déposer ses pensées, comme on tente de se mettre à l’abri du vent. Mais pour le moment, Danglard n’avait plus d’abri. Son esprit brillant, insoupçonnable de bassesse ou de stupidité, gisait en morceaux à ses pieds.
Aux premières lueurs du jour, on repéra assez rapidement l’endroit où le tueur avait attendu. Ce fut Faucheur qui appela les autres. De manière insolite, il était clair que l’assassin, abrité par un chêne à sept troncs, s’était assis sur un petit tabouret pliant, dont le piètement métallique s’était enfoncé dans le tapis de feuilles.
— Jamais vu ça, dit Émeri, presque scandalisé. Un assassin soucieux de son confort. Le type se prépare à tuer un homme, mais il ne veut pas que ça lui fatigue les jambes.
— Il est vieux peut-être, dit Veyrenc. Ou bien il a du mal à rester debout longtemps. Avant que Mortembot se présente aux toilettes, l’attente pouvait durer des heures.
— Pas si vieux que ça, dit Adamsberg. Pour armer la corde d’une arbalète et encaisser le choc retour, il faut être plutôt costaud. Être assis lui donnait de la précision. Et l’on fait moins de bruit qu’en piétinant debout. À combien est-on de la cible ?
— Je dirais quarante-deux, quarante-trois mètres, dit Estalère qui, comme l’avait toujours affirmé Adamsberg, avait de bons yeux.
— À Rouen, dit Danglard très bas, comme si son éclat perdu l’empêchait désormais de placer sa voix normalement, on conserve le cœur de Richard Cœur de Lion dans la cathédrale, tué au combat par un tir d’arbalète.
— Ah bon ? dit Émeri, toujours revigoré par les affaires glorieuses des champs de bataille.
— Oui. Il fut blessé au siège de Châlus-Chabrol en mars 1199, et il est mort onze jours après de la gangrène. Pour lui au moins, on connaît le nom du meurtrier.
— Qui est ? demanda Émeri.
— Pierre Basile, un petit noblaillon du Limousin.
— Bon sang, en quoi ça nous regarde ? dit Adamsberg, irrité que, dans son désastre, Danglard persiste à dérouler son érudition.
— C’est juste, dit Danglard à voix sourde, que c’est une des plus célèbres victimes de l’arbalète.
— Et après Richard, le lamentable Michel Mortembot, dit Émeri. Décadence complète, conclut-il en secouant la tête.
Les hommes continuèrent à battre la forêt, cherchant sans y croire la trace des pas du meurtrier. Le tapis de feuilles était desséché par l’été et ne gardait pas les empreintes. C’est Émeri qui les siffla trois quarts d’heure plus tard, les regroupant à quelques mètres de la lisière opposée du bois. Il avait achevé de boutonner sa veste et les attendait, à nouveau très droit, devant un carré de terre fraîchement remué, mal recouvert de feuilles éparses.
— L’arbalète, dit Veyrenc.
— Je le crois, dit Émeri.
La fosse n’était pas profonde, d’une trentaine de centimètres, et les brigadiers dégagèrent rapidement une housse en plastique.
— C’est cela, dit Blériot. Le gars n’a pas eu envie de détruire son arme. Il l’a enterrée ici pour parer au plus pressé. Il a dû préparer la fosse avant.
— Comme il a découpé la vitre avant.
— Comment aurait-il pu deviner que Mortembot se cloîtrerait ici ?
— Pas sorcier de deviner qu’après la mort de Glayeux, Mortembot réintégrerait la maison de sa mère, dit Émeri. Très mal enterrée, ajouta-t-il avec une moue en désignant la fosse. Comme il a très mal caché la hache.
— Possible qu’il soit borné, dit Veyrenc. Qu’il soit très efficace dans l’immédiat mais incapable de penser le long terme. Une organisation mentale avec des blancs, des manques.
— Ou bien l’arme appartient à quelqu’un, comme la hache, dit Adamsberg, dont la tête commençait à lui tourner de fatigue, par exemple à un Vendermot. Et le tueur a bien l’intention qu’on la trouve.