— Oui ? dit Danglard prudemment, plus alarmé des phases de fixité d’Adamsberg que lorsque la lumière s’allumait dans ses yeux algueux.
— Et pourquoi, Danglard ?
Le commandant porta sa tasse à ses lèvres, muet. L’idée le tentait d’y verser une goutte de calva, comme ils le faisaient ici pour « animer le corps », mais il pressentait que ce geste, à 3 heures de l’après-midi, risquait de réveiller la colère à peine apaisée d’Adamsberg. Surtout depuis que Le Reportage d’Ordebec publiait qu’ils n’en captaient pas une et aussi — il l’avait tu au commissaire — qu’ils n’en foutaient pas une. Ou bien au contraire, Adamsberg était tellement ailleurs qu’il ne s’en apercevrait pas. Il allait se lever pour prélever cette petite goutte quand Adamsberg tira de sa poche un paquet de photographies qu’il étala devant lui.
— Les frères Clermont-Brasseur, dit-il.
— D’accord, dit Danglard. Les photos que vous a données le comte.
— Précisément. Habillés pendant la fameuse soirée. Ici Christian, en veste bleue à fines rayures, ici Christophe, avec son blazer de yachtman.
— Vulgaire, jugea Danglard à voix basse. Adamsberg sortit son portable, fit défiler quelques images et le tendit à Danglard.
— Voici la photo envoyée par Retancourt, celle du costume que portait Christian en rentrant chez lui le soir. Costume qui n’a pas été envoyé chez le teinturier, pas plus que celui de son frère. Elle a contrôlé.
— Alors on doit la croire, dit Danglard en examinant le petit cliché.
— Costume bleu rayé pour Christian. Vous le voyez ? Pas brun.
— Non.
— Alors pourquoi ai-je pensé que la veste de Mortembot était bleue ?
— Par erreur.
— Parce qu’il s’est changé, Danglard. Vous voyez le lien à présent ?
— Franchement non.
— Parce que je savais, au fond, que Christian s’était changé. Comme l’a fait Mortembot.
— Et pourquoi Mortembot s’est-il changé ?
— Mais on se fout de Mortembot, s’énerva Adamsberg. On croirait que vous faites exprès de ne pas comprendre.
— N’oubliez pas que je suis quand même passé sous un train.
— C’est vrai, reconnut brièvement Adamsberg. Christian Clermont s’est changé, et c’était sous mes yeux depuis des jours. À ce point sous mes yeux que lorsque j’ai pensé à la veste de Mortembot, je l’ai vue bleue. Comme celle de Christian. Comparez bien, Danglard : le costume que porte Christian pendant la réception, et celui photographié par Retancourt, c’est-à-dire celui avec lequel il est rentré ce soir-là chez lui.
Adamsberg posa devant Danglard la photo donnée par le comte et, en parallèle, celle du portable. Il sembla réaliser qu’il y avait du café devant lui et avala la moitié de sa tasse.
— Alors, Danglard ?
— Je ne le remarque que parce que vous l’avez dit. Les deux costumes de Christian sont quasi semblables, d’un même bleu tous les deux, mais en effet, ce ne sont pas les mêmes.
— Voilà, Danglard.
— Rayures moins fines sur le second costume, revers plus larges, emmanchures plus étroites.
— Voilà, répéta Adamsberg en souriant, puis se levant, marchant à pas longs depuis la cheminée jusqu’à la porte. Voilà. Entre le moment où Christian a quitté la soirée vers minuit et celui où il est rentré chez lui vers 2 heures, il s’est changé. C’est très bien fait, c’est à peine perceptible, mais la chose est là. Le costume qu’il a envoyé le lendemain au pressing, ce n’est pas en effet celui qu’il avait sur le dos en rentrant, Retancourt ne s’est pas trompée. Mais c’est celui qu’il portait à la soirée. Et pourquoi, Danglard ?
— Parce qu’il puait l’essence, dit le commandant en retrouvant un faible sourire.
— Et il puait l’essence parce que Christian a foutu le feu à la Mercedes, avec son père bouclé dedans. Autre chose, ajouta-t-il en frappant de la main sur la table, il s’est coupé les cheveux avant de rentrer. Reprenez les photos : à la soirée, coupe un peu longue, mèche sur le front. Vous voyez ? Mais quand il revient chez lui, selon la femme de chambre qu’il a virée, ils sont très courts. Parce que, comme c’est souvent arrivé à Mo, le souffle ardent de l’incendie lui a brûlé des cheveux, et que les manques se voyaient. Alors il les a coupés, égalisés, et il a enfilé un autre costume. Et que dit-il à son valet de chambre le lendemain ? Que dans la nuit, il s’est rasé la tête, en réflexe de deuil, pense-t-on, en acte de désespoir. Christian-mèche-courte.
— Pas de preuve directe, dit Danglard. La photo de Retancourt n’a pas été prise le soir même, et rien ne prouve qu’elle — ou la femme de chambre qui l’a renseignée — ne se soit pas trompée de costume. Ils sont si semblables.
— On peut trouver des cheveux dans la voiture.
— Depuis le temps, tout a dû être nettoyé.
— Pas forcément, Danglard. C’est très ardu d’ôter tous les petits cheveux coupés, surtout sur le tissu d’un appuie-tête, si on a la chance que l’intérieur de la voiture soit en tissu. On peut supposer que Christian a un peu hâté le travail, d’autant qu’il pensait ne rien risquer. Ni même subir le moindre interrogatoire. Retancourt doit examiner la voiture.
— Comment aura-t-elle l’autorisation d’accéder au véhicule ?
— Elle ne l’aura pas. Troisième preuve, Danglard. Le chien, le sucre.
— L’histoire de votre Léo.
— Je parle de l’autre chien, de l’autre sucre. Nous traversons une période infestée de sucres, commandant.
Certaines années, ce sont des nuées de coccinelles qui s’abattent au sol, et d’autres fois, ce sont des sucres.
Adamsberg chercha les messages de Retancourt concernant la femme de chambre brusquement congédiée et les fit lire au commandant.
— Je ne saisis pas, dit Danglard.
— C’est parce que vous êtes passé sous un train. Avant-hier, sur la route, Blériot m’a demandé de donner moi-même un sucre à Flem. Il venait de bricoler le moteur de la voiture et il m’a expliqué que Flem refusait le sucre quand ses mains sentaient l’essence.
— Très bien, dit Danglard plus vivement, se levant pour aller chercher le calva dans le bas de l’armoire.
— Que faites-vous, Danglard ?
— Je prends une seule goutte. C’est pour égayer le café, et donc ma fosse à purin.
— Merde, commandant, c’est le calva de Léo, celui que lui offre le comte. De quoi aura-t-on l’air quand elle rentrera ? D’une armée d’occupation ?
— D’accord, dit Danglard en versant rapidement la goutte pendant qu’Adamsberg allait vers la cheminée, lui tournant un instant le dos.
— C’est pour cela que la femme de chambre a été virée. Christian s’était changé, nettoyé, mais ses mains sentaient encore l’essence. C’est une odeur qui vous colle à la peau pendant des heures. Une odeur qu’un chien détecte sans faillir. C’est ce que Christian a compris quand l’animal s’est détourné du sucre. Sucre que la femme de chambre avait ramassé. Et qu’elle a critiqué. Il devait donc se débarrasser du morceau pollué. Et de la femme de chambre, qu’il a congédiée sur-le-champ.
— Il faudrait qu’elle témoigne.
— Sur cela et sur les cheveux coupés. Elle n’est pas la seule à avoir vu Christian ce soir-là. Il y a les deux flics qui sont venus lui annoncer la nouvelle. Ensuite, il est allé s’enfermer dans sa chambre. Il faut en savoir plus sur la phrase de Retancourt : fem chambre critique sucre. Qu’est-ce qu’elle critique ? Vous lancez Retancourt là-dessus dès ce soir.