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— Ce soir où ?

— À Paris, Danglard. Vous rentrez, vous informez Retancourt et vous repartez comme une ombre.

— Pour Ordebec ?

— Non.

Danglard avala son café-calva, réfléchit pendant un instant. Adamsberg manipula les deux portables et en ôta les batteries.

— Vous voulez que j’aille chercher les gosses ? C’est cela ?

— Oui. Vous ne mettrez pas très longtemps à les trouver dans Casares. En Afrique en revanche, ce serait une autre affaire. Si des flics les ont repérés à Grenade, ils peuvent très bien commencer à fouiner dans les villes de la côte, à l’heure où l’on parle. Il faut arriver avant eux, Danglard. Vous foncez et vous les ramenez.

— Ça me paraît trop tôt.

— Non, je pense que notre accusation tiendra. Il faudra organiser leur retour avec tact. Zerk semblera rentrer d’Italie, appelé là-bas par quelque affaire sentimentale, et Mo sera cueilli au domicile d’un ami. Le père de l’ami flanche et le dénonce. Ce sera plausible.

— Comment je vous joins ?

— Appelez-moi au Sanglier bleu, en termes codés. Convenons qu’à partir de demain, j’y dîne tous les soirs, moi ou Veyrenc.

— Sanglier courant, rectifia mécaniquement Danglard, qui laissa soudain tomber ses longs bras mous. Mais c’est l’autre, bon sang, c’est Christophe qui conduisait la Mercedes. Christian avait déjà quitté la soirée.

— Ils s’y sont mis à deux. Christian a pris sa propre voiture bien plus tôt, il l’a garée à proximité de la Mercedes, puis il a attendu la sortie de son frère. Il était prêt, avec des baskets neuves aux pieds. Mais qu’il a lacées comme un vieil ignorant. Quand Christophe s’est éloigné de la Mercedes en laissant leur père bouclé là-dedans, soi-disant cherchant son portable qu’il avait en effet laissé tomber sur le trottoir, Christian a versé l’essence, foutu le feu, puis rejoint sa voiture en vitesse. Christophe était donc assez loin quand le feu a pris, il a appelé les flics, il a même couru devant témoins. Christian a achevé l’opération : il a déposé les chaussures chez Mo — la porte est pourrie et s’ouvre avec un crayon —, il s’est changé, il a rangé son costume dans son coffre. Et il s’aperçoit qu’une partie de ses cheveux a brûlé. Il se rase la tête. Le lendemain, il récupère son costume et le fait nettoyer. Il ne reste plus qu’à enfoncer Mo.

— Et pourquoi Christian aurait-il eu un rasoir sur lui ?

— Ces types ont toujours un sac de voyage prêt dans leur coffre. Pour sauter dans un avion pour un oui pour un non. Donc il avait un rasoir.

— Le juge refusera d’entendre, dit Danglard en secouant la tête. Les murailles sont impassables, le système est clos.

— On entrera donc par le système. Je ne crois pas que le comte de Valleray appréciera que les deux frères aient fait brûler son vieil ami Antoine. Et donc il poussera.

— Quand dois-je partir ?

— Je crois que c’est maintenant, Danglard.

— Je n’aime pas vous laisser seul face au Seigneur Hellequin.

— Je ne crois pas que ce soit Hellequin qui attaque avec le rapide Caen-Paris. Ni avec une arbalète de commando.

— Fautes de goût.

— Oui.

XLII

Danglard achevait de charger son bagage dans le coffre d’une des voitures quand il aperçut Veyrenc dans la cour. Il n’avait pas encore trouvé la force ni les mots, ni l’humilité certainement, pour parler au lieutenant. La mort de Mortembot avait permis de reporter l’épreuve. La simple idée de lui tendre la main en disant « merci » lui paraissait solennellement ridicule.

— Je vais rejoindre les gosses, dit-il un peu piteusement en arrivant à sa hauteur.

— Risqué, dit Veyrenc.

— Adamsberg a trouvé le passage. Le trou de rat pour entrer chez les Clermont. On a peut-être de quoi asseoir l’accusation contre les deux frères.

Le regard de Veyrenc s’éclaircit, sa lèvre se retroussa sur son dangereux sourire de fille. Danglard se souvint qu’il aimait son neveu Armel, dit Zerk, comme son propre fils.

— Là-bas, dit Veyrenc, vérifiez un truc. Qu’Armel n’ait pas fauché au passage le pistolet du grand-père.

— Adamsberg a dit qu’il ne savait pas tirer.

— Il ne connaît pas ce garçon. Il sait très bien tirer.

— Bon Dieu, Veyrenc, dit Danglard en oubliant pour un instant la pesanteur qui embarrassait son dialogue. J’avais un truc à dire à Adamsberg, rien à voir avec l’enquête, mais un truc tout de même. Vous pouvez lui transmettre ?

— Dites.

— À l’hôpital, j’ai ramassé le châle qui était tombé des épaules de Lina. Quelle que soit la chaleur, elle serre toujours ce bout de tissu sur elle. Puis j’ai aidé le médecin à transporter le comte quand il a tourné de l’œil. On l’a mis torse nu, il se révoltait tant qu’il pouvait. Là, dit Danglard en posant son majeur sur le haut de son omoplate gauche, il a sur la peau une tache violette assez moche, un peu comme un cloporte de deux centimètres de long. Eh bien, Lina a la même.

Les deux hommes échangèrent un regard, presque direct.

— Lina Vendermot est la fille de Valleray, dit Danglard. Aussi sûr que j’ai traversé la fosse à purin. Et comme elle et son frère Hippo se ressemblent comme deux gouttes d’eau, blonds cendré comme un champ de lin, ils font la paire. En revanche, les deux bruns, Martin et Antonin, sont sûrement du père Vendermot.

— Merde. Ils le savent ?

— Le comte, assurément. C’est pourquoi il se débattait pour qu’on ne le mette pas torse nu. Les gosses, je n’en sais rien. Ça n’en a pas l’air.

— Mais pourquoi Lina cacherait-elle sa tache ?

— C’est une femme. Ce cloporte est très disgracieux.

— Je cherche ce que cela peut changer aux manœuvres d’Hellequin.

— Pas eu le temps d’y penser, Veyrenc. Je vous laisse le chantier, dit-il en lui tendant la main. Merci, ajouta-t-il.

Il l’avait fait. Il l’avait dit.

Comme la plus ordinaire des personnes. Comme le plus commun des hommes pour une médiocre résolution de drame, se dit-il en s’essuyant les paumes avant de se mettre au volant. Serrer la main, dire merci, c’était facile sans doute, usé, éventuellement courageux, mais c’était fait, et mérité. Il en dirait plus après, s’il y parvenait. Une brusque bouffée d’allégresse hargneuse le fit se redresser quand il prit la route, à l’idée qu’Adamsberg avait mis la main sur les assassins du vieux Clermont. Grâce à la veste de Mortembot et peu importe sa méthode, il n’était pas certain d’avoir bien suivi l’enchaînement. Mais le dispositif était en place et, sur l’instant, cela le consola beaucoup des turpitudes du monde, et très modérément des siennes.

À 9 heures du soir, il rejoignait Retancourt à la terrasse d’un petit restaurant en bas de son immeuble, en Seine-Saint-Denis. Chaque fois qu’il revoyait Violette, même après trois jours, il la trouvait plus grande et plus grosse que dans son souvenir et il en était impressionné. Elle était assise sur une chaise en plastique dont les pieds s’écartaient sous son poids.

— Trois choses, récapitula Retancourt, qui avait passé peu de temps à s’informer des états d’âme de ses collègues coincés dans le bourbier d’Ordebec, la vibration sensible n’étant pas son meilleur terrain. La voiture de Sauveur 1, Christian. Je me suis informée, elle est parquée dans leur garage privé, avec celles du frère et des épouses. Si je veux l’examiner, il va falloir que je la sorte de là. Donc couper la sécurité, et brancher les fils. Noël saura faire ça d’un claquement de doigts. Ensuite, je ne prends pas le risque de la rapporter, ils se débrouilleront pour remettre la main dessus, ce n’est pas notre problème.