— Ça ira, bougonna Retancourt.
— Faites attention, il y a des chats qui vadrouillent dans le jardin.
La main de la petite femme se posait, timide, sur son épaule. Adamsberg se retourna.
— Cette nuit-là, dit-elle lentement, Lina a vu passer l’Armée furieuse.
— Qui ?
— L’Armée furieuse, répéta la femme à voix basse. Et Herbier y était. Et il criait. Et trois autres aussi.
— C’est une association ? Quelque chose autour de la chasse ?
Mme Vendermot regarda Adamsberg, incrédule.
— L’Armée furieuse, dit-elle à nouveau tout bas. La Grande Chasse. Vous ne connaissez pas ?
— Non, dit Adamsberg en soutenant son regard stupéfait. Revenez une autre fois, vous m’expliquerez cela.
— Mais vous ne connaissez même pas son nom ? La Mesnie Hellequin ? chuchota-t-elle.
— Je suis désolé, répéta Adamsberg en revenant avec elle dans son bureau. Veyrenc, l’armée curieuse, vous connaissez cette bande ? demanda-t-il tout en empochant ses clefs et son portable.
— Furieuse, corrigea la femme.
— Oui. La fille de Mme Vendermot a vu le disparu avec elle.
— Et d’autres, insista la femme. Jean Glayeux et Michel Mortembot. Mais ma fille n’a pas reconnu le quatrième.
Un air de surprise intense passa sur le visage de Veyrenc, qui sourit ensuite légèrement, relevant sa lèvre. Comme un homme à qui on apporte un cadeau très inattendu.
— Votre fille l’a vraiment vue ? demanda-t-il.
— Bien sûr.
— Où cela ?
— Là où elle passe chez nous. Sur le chemin de Bonneval, dans la forêt d’Alance. Elle a toujours passé là.
— C’est en face de chez elle ?
— Non, on est à plus de trois kilomètres.
— Elle était allée la voir ?
— Non, surtout pas. Lina est une fille très raisonnable, très sensée. Elle y était, c’est tout.
— La nuit ?
— C’est toujours la nuit qu’elle passe.
Adamsberg entraînait la petite femme hors du bureau, lui demandant de revenir le lendemain ou de lui téléphoner une prochaine fois, quand tout cela serait plus clair dans son esprit. Veyrenc le retint discrètement, mâchonnant un stylo.
— Jean-Baptiste, demanda-t-il, vraiment, tu n’as jamais entendu parler de ça ? De l’Armée furieuse ?
Adamsberg secoua la tête, coiffant rapidement ses cheveux avec ses doigts.
— Alors questionne Danglard, insista Veyrenc. Ça l’intéressera beaucoup.
— Pourquoi ?
— Parce que, pour ce que j’en sais, c’est l’annonce d’une secousse. Peut-être d’une sacrée secousse.
Veyrenc eut à nouveau un léger sourire et, comme soudain décidé par l’intrusion de cette Armée furieuse, il signa.
IV
Quand Adamsberg rentra chez lui, plus tard que prévu — tant le grand-oncle avait donné du fil à retordre —, son voisin, le vieil Espagnol Lucio, pissait bruyamment contre l’arbre du petit jardin, dans la chaleur du soir.
— Salut, hombre, dit le vieux sans s’interrompre. Un de tes lieutenants t’attend. Une très grosse bonne femme, haute et large comme une tour. Ton gamin lui a ouvert.
— Ce n’est pas une grosse bonne femme, Lucio, c’est une déesse, une déesse polyvalente.
— Ah c’est elle ? dit Lucio en réajustant son pantalon. Celle dont tu parles tout le temps ?
— Oui, la déesse. Alors forcément, elle ne peut pas ressembler à tout le monde. Tu sais ce que c’est, toi, l’Armée curieuse ? Tu connais ce nom ?
— Non, hombre.
Le lieutenant Retancourt et le fils d’Adamsberg, Zerk — de son vrai nom Armel, mais le commissaire ne s’y était pas encore habitué, depuis sept semaines seulement qu’il le connaissait — étaient tous deux dans la cuisine, penchés, cigarette aux lèvres, sur un panier tapissé de coton. Ils ne tournèrent pas la tête quand Adamsberg entra.
— T’as pigé ou non ? disait Retancourt au jeune homme, sans ménagement. Tu mouilles des petits bouts de biscotte, pas gros, et tu lui enfiles tout doucement dans le bec. Ensuite quelques gouttes d’eau, à la pipette, pas trop au début. Tu y ajoutes une goutte de ce flacon. C’est un fortifiant.
— Toujours vivant ? s’informa Adamsberg, qui se sentit curieusement étranger dans sa propre cuisine, envahie par la grande femme et ce fils inconnu de vingt-huit ans.
Retancourt se redressa, posant ses mains à plat sur ses hanches.
— Ce n’est pas sûr qu’il passe la nuit. Bilan, j’ai mis plus d’une heure à désincruster la ficelle de ses pattes. Ça l’avait entaillé jusqu’à l’os, il a dû tirer là-dessus pendant des jours. Mais ce n’est pas cassé. C’est désinfecté, faut refaire le pansement tous les matins. La gaze est là, dit-elle en frappant une petite boîte sur la table. Il a eu un produit antipuce, ça devrait le soulager de ce côté.
— Merci, Retancourt. Le gars a pris la ficelle ?
— Oui. Ça n’a pas été sans mal, parce que le labo n’est pas payé pour analyser des ficelles de pigeons. C’est un mâle, au fait. C’est Voisenet qui l’a dit.
Le lieutenant Voisenet était passé à côté de sa vocation de zoologue, suivant les ordres impérieux d’un père qui l’avait flanqué dans la police sans discussion. Voisenet était avant tout spécialisé dans les poissons, marins et surtout fluviaux, et les revues d’ichtyologie recouvraient sa table. Mais il était très calé dans beaucoup d’autres domaines fauniques, des insectes aux chauves-souris en passant par les gnous, et cette science le détournait partiellement des obligations de sa charge. Le divisionnaire, alerté de ce dérapage, avait adressé un avertissement, comme il l’avait déjà fait pour le lieutenant Mercadet, qui souffrait d’hypersomnie. Mais qui dans cette Brigade, se demandait Adamsberg, n’était pas à sa façon détourné ?
Sinon Retancourt, mais dont les capacités et l’énergie déviaient elles aussi de la route ordinaire.
Après le départ du lieutenant, Zerk resta debout, les bras ballants, le regard fixé sur la porte.
— Elle t’a fait une certaine impression, non ? dit Adamsberg. Ça le fait à tout le monde la première fois. Et toutes les fois suivantes aussi.
— Elle est très belle, dit Zerk.
Adamsberg regarda son fils d’un air étonné, car la beauté n’était sûrement pas le caractère premier de Violette Retancourt. Ni la grâce, ni la nuance, ni l’amabilité. Elle était en tous points opposée à la délicatesse charmante et fragile qu’évoquait son prénom. Bien que son visage fût finement dessiné, mais encadré par de larges joues et de puissants maxillaires fixés sur un cou de taureau.
— Comme tu veux, acquiesça Adamsberg, qui ne souhaitait pas discuter les goûts d’un jeune homme qu’il ne connaissait pas encore.
Au point de n’être pas encore fixé sur son intelligence. En possédait-il, ou non ? Ou un peu ? Une chose rassurait le commissaire. C’est que la plupart des gens n’étaient toujours pas fixés sur sa propre intelligence, et pas même lui. Il ne se posait pas de questions sur cette intelligence, pourquoi donc l’aurait-il fait pour celle de Zerk ? Veyrenc assurait que le jeune homme était doué, mais Adamsberg n’avait pas encore remarqué en quoi.
— L’Armée curieuse, cela te dit quelque chose ? demanda Adamsberg en déposant précautionneusement le panier du pigeon sur le buffet.
— La quoi ? demanda Zerk, qui commençait à mettre le couvert, plaçant les fourchettes à droite et les couteaux à gauche, comme son père.