Выбрать главу

— Apparemment, précisa Justin, toujours méticuleux, ce n’est pas « pédé » qui a fait problème, mais « lunaire ».

— Mais qu’est-ce qu’un « pédé lunaire » ? demanda Adamsberg.

— Personne ne le sait, même pas celui qui l’a dit. On a demandé.

— D’accord, dit Adamsberg en commençant à dessiner sur le bloc qu’il tenait sur ses genoux. La petite fille à la gerbille ?

— Le tribunal a donné son accord pour son accueil chez une demi-sœur qui vit en Vendée. Le juge a ordonné une prise en charge psychiatrique de la petite. La demi-sœur accepte de prendre également la gerbille. Qui est aussi une fille, a dit le médecin.

— Brave femme, jugea Mordent, en donnant une secousse rapide à son long cou maigre, ce qu’il faisait chaque fois qu’il lançait un commentaire, comme pour marquer le coup. L’allure de Mordent rappelant celle d’un vieux héron déplumé, ce geste évoquait toujours pour Adamsberg un gloussement de l’oiseau avalant un bon poisson. Si tant est que le héron fût un oiseau et le poisson un poisson.

— Son grand-oncle ?

— En détention. Chefs d’inculpation retenus par le juge : séquestration, violences et mauvais traitements. Au moins, pas de viol. Ce qu’il y a, c’est que le grand-oncle ne voulait la laisser à personne d’autre.

— D’accord, répéta Adamsberg en dessinant le pommier penché du petit déjeuner.

Autant il ne pouvait retenir les mots de la légiste plus de quelques secondes, autant chaque branche et brindille du pommier était restée intacte et précise dans sa mémoire.

— Tuilot Julien, annonça le lieutenant Noël.

— L’assassinat à la mie de pain.

— Exactement.

— Une arme unique en son genre, dit Adamsberg en tournant la feuille de son bloc. Aussi efficace et silencieuse qu’une arbalète, mais exige une totale proximité.

— Quel rapport ? demanda Retancourt. Adamsberg fit un signe indiquant qu’il s’expliquerait plus tard, et commença à dessiner le visage du Dr Merlan.

— Placé en détention préventive, dit Noël. Une cousine s’apprête à payer sa défense, pour cause de vie sabotée par la tyrannie de l’épouse.

— Tuilot Lucette.

— Oui. Cette cousine lui a apporté des mots croisés en prison. Ça ne fait pas douze jours qu’il y est, et il a déjà organisé un tournoi avec les détenus volontaires, niveau débutant.

— En pleine forme, si je comprends bien.

— Jamais été aussi fringant, selon la cousine.

Il se fit un silence, tous se tournant à présent vers Retancourt, dont on avait connu le rôle majeur dans l’affaire Clermont-Brasseur sans en savoir les détails. Adamsberg fit signe à Estalère d’apporter la tournée de cafés.

— On cherche toujours Momo-mèche-courte, amorça Adamsberg, mais ce n’est pas lui qui a incendié la Mercedes.

Pendant l’assez long récit de Retancourt — le premier costume, le second costume, la coupe de cheveux, la femme de chambre, le labrador, l’odeur d’essence — Estalère distribuait les cafés, puis proposait du lait et du sucre en tournant autour de la table, soignant son style et redoublant d’attention. Le lieutenant Mercadet leva silencieusement la main pour refuser, ce qui mortifia Estalère, convaincu que le lieutenant sucrait toujours son café.

— Plus maintenant, lui expliqua Mercadet à voix basse. Régime, dit-il en posant la main sur son ventre.

Rasséréné, Estalère acheva sa tournée pendant qu’Adamsberg se figeait sans raison. Une question de Morel le surprit, il prit conscience que Retancourt concluait son compte-rendu et qu’il en avait manqué une partie.

— Où est Danglard ? répéta Morel.

— Au repos, dit rapidement Adamsberg. Il est passé sous un train. Pas de blessure, mais on ne s’en remet pas comme ça.

— Il est passé sous un train ? demanda Froissy avec la même expression stupéfaite et admirative qu’avait eue le Dr Merlan.

— Veyrenc a eu le réflexe de l’allonger entre les rails.

— Vingt centimètres entre le dessus du corps et le dessous du train, expliqua Veyrenc. Il ne s’est rendu compte de rien.

Adamsberg se leva maladroitement, abandonnant son carnet sur la table.

— Veyrenc prend la suite pour le rapport Ordebec, dit-il. Je reviens.

« Je reviens », ce qu’il disait toujours, comme s’il était hautement possible qu’un jour, il ne revienne jamais. Il sortit de la salle d’un pas plus dansant qu’à l’ordinaire et s’échappa dans la rue. Il savait qu’il s’était immobilisé d’un coup, telle une vache d’Ordebec, qu’il avait perdu quelque cinq à six minutes de la conférence. Pourquoi, il ne pouvait pas le dire, et c’est ce qu’il cherchait en marchant au long des trottoirs. Il n’était pas inquiet de cette brutale absence, il en avait l’habitude. Il n’en savait pas la raison, mais il en connaissait la cause. Quelque chose avait traversé son esprit comme un trait d’arbalète, si vite qu’il n’avait pas été capable de le saisir. Mais qui avait suffi à le pétrifier. Comme lorsqu’il avait aperçu ce scintillement dans l’eau du port à Marseille, comme lorsqu’il avait vu cette affiche sur les murs de Paris, comme lors de cette insomnie dans le train Paris-Venise. Et l’image invisible qui avait passé avait drainé le champ aqueux de son cerveau, entraîné dans son sillage d’autres figures imperceptibles qui s’étaient accrochées les unes aux autres comme des aimants en chaîne. Il n’en voyait ni l’origine ni le terme, mais il revoyait Ordebec, et précisément une portière, celle de la vieille voiture de Blériot, ouverte, à laquelle il n’avait pas spécialement prêté attention. C’était ce qu’il avait dit à Lucio hier, il y avait une porte qui n’était pas bien fermée, une porte qui battait encore, une piqûre qu’il n’avait pas fini de gratter.

Il marcha lentement dans les rues, avec prudence, s’éloignant vers la Seine où ses pas le conduisaient toujours en cas de secousse. C’est en ces moments qu’Adamsberg, presque inaccessible à l’anxiété ou à toute émotion vive, se tendait comme une corde, serrant les poings, s’efforçant de saisir ce qu’il avait vu sans le voir, ou pensé sans le penser. Il n’y avait pas de méthode pour parvenir à dégager cette perle du monceau informe que lui présentaient ses pensées. Il savait seulement qu’il lui fallait faire vite, puisque tel était son esprit que tout y sombrait. Parfois il l’avait attrapée en demeurant totalement immobile, attendant que la fluette image remonte en vacillant à la surface, parfois en marchant, remuant le désordre de ses souvenirs, parfois en dormant, laissant agir les lois de la pesanteur, et il redoutait, s’il choisissait à l’avance une stratégie théorique, de manquer sa proie.

Après plus d’une heure de marche, il s’assit sur un banc à l’ombre, posant son menton dans ses mains. Il avait perdu le fil de la discussion pendant le discours de Retancourt. Que s’était-il passé ? Rien. Tous les agents étaient restés en place, attentifs au récit du lieutenant. Mercadet luttait contre le sommeil et prenait péniblement des notes. Tous sauf un. Estalère avait bougé. Évidemment, il avait servi les cafés, avec le perfectionnisme coutumier qu’il mettait dans cette opération. Le jeune homme avait été froissé parce que Mercadet avait refusé le sucre qu’il prenait d’habitude, et le lieutenant avait désigné son ventre. Adamsberg ôta les mains de son visage, serra les genoux. Mercadet avait fait un autre geste, il avait levé la main en signe de refus. C’est à ce moment que le tir d’arbalète était passé dans sa tête. Le sucre. Il y avait quelque chose avec ce foutu sucre, depuis les débuts. Le commissaire éleva la main devant lui, imitant le geste de Mercadet. Il répéta le geste une dizaine de fois, revit la portière ouverte, et Blériot devant sa voiture en panne. Blériot. Blériot avait lui aussi refusé de mettre du sucre dans son café quand Émeri en avait proposé. Il avait levé silencieusement la main, exactement comme l’avait fait Mercadet. Dans la gendarmerie, le jour où ils parlaient de Denis de Valleray. Blériot, avec ses poches de chemise gonflées de morceaux de sucre, mais qui n’en avait pas pris avec son café. Blériot.