Adamsberg immobilisa ses gestes. La perle était là, brillante dans le creux du rocher. La porte qu’il n’avait pas refermée. Quinze minutes plus tard, il se leva tout doucement, afin de ne pas effaroucher ses sensations encore mal formées et non comprises, et rejoignit sa maison à pied. Il n’avait pas défait son sac de la veille, il l’attrapa, fourra Hellebaud dans la chaussure et mit le tout, aussi silencieusement qu’il put, dans sa voiture. Il ne voulait pas faire de bruit, craignant que parler à voix haute ne perturbe les particules de ses pensées en train de se souder maladroitement. Il envoya donc un simple message à Danglard sur le portable que lui avait fourni Retancourt : Je repars là-bas. En cas de nécessité, même lieu même heure. Il se retrouva incapable d’orthographier « nécessité », et changea le mot pour « besoin ». En cas de besoin, même lieu même heure. Puis il adressa un message au lieutenant Veyrenc : Viens 20 h 30 à l’auberge Léo. Emmène absolument Retancourt. Ne vous faites pas remarquer, arrivez par le sentier de forêt. Apporte un rouleau de corde et de quoi manger.
L
Adamsberg se fit discret en entrant à nouveau dans Ordebec à 2 heures de l’après-midi, une heure favorable où les rues étaient vides un dimanche. Il prit la route forestière pour gagner la maison de Léo, ouvrit la porte de la chambre qu’il considérait comme sienne. S’enfoncer dans le creux du matelas de laine lui parut une priorité évidente. Il déposa le docile Hellebaud sur l’appui de la fenêtre et se lova sur le lit. Sans s’endormir, écoutant le roucoulement du pigeon qui paraissait satisfait de retrouver son emplacement. Laissant s’emmêler toutes ses pensées sans plus tenter d’en faire le tri. Il avait vu récemment une photographie qui l’avait frappé, lui offrant une claire illustration de l’idée qu’il se faisait de son cerveau. C’était le contenu des filets de pêche déversés sur le pont d’un gros bateau, formant une masse plus haute que les marins, hétéroclite et défiant l’identification, mêlant inextricablement l’argent des poissons, le brun des algues, le gris des crustacés — de mer et non de terre comme ce foutu cloporte —, le bleu des homards, le blanc des coquilles, sans qu’on puisse distinguer les limites des différents éléments. C’est avec cela, toujours, qu’il se battait, avec un agglomérat confus, ondoyant et protéiforme, toujours prêt à s’altérer ou s’effondrer, voire repartir en mer. Les marins triaient la masse en rejetant à l’eau les bestioles trop petites, les bouchons d’algues, les matières impropres, conservant les formes utiles et connues. Adamsberg, lui semblait-il, opérait à l’inverse, rejetant les éléments sensés et scrutant ensuite les fragments ineptes de son amas personnel.
Il reprit du point de départ, depuis la main de Blériot se levant devant son café, et laissa libre cours aux images et aux sons d’Ordebec, le beau visage rongé du Seigneur Hellequin, Léo qui l’attendait dans la forêt, la bonbonnière Empire sur la table d’Émeri, Hippo secouant la robe mouillée de sa sœur, la jument dont il avait caressé les naseaux, Mo et ses crayons de couleur, l’onguent sur les parties argileuses d’Antonin, le sang sur la Madone de Glayeux, Veyrenc effondré sur le quai de la gare, les vaches et le cloporte, les boules d’électricité, la bataille d’Eylau, qu’Émeri avait réussi à lui raconter trois fois, la canne du comte frappant le vieux parquet, le bruit des grillons chez les Vendermot, la harde de sangliers sur le chemin de Bonneval. Il se retourna sur le dos, plaça ses mains sous la nuque, fixant les poutres du plafond. Ce sucre. Ce sucre l’avait harcelé tout au long des jours, lui causant une irritation anormale, au point de l’avoir supprimé de son café.
Adamsberg se releva après deux heures, les joues trop chaudes. Il n’avait qu’une seule personne à voir, Hippolyte. Il attendrait 19 heures, l’heure où tous les habitants d’Ordebec sont massés dans les cuisines et les cafés pour l’apéritif. En passant par l’extérieur du bourg, il pourrait atteindre la maison Vendermot sans risque de rencontre. Eux aussi prendraient l’apéritif, peut-être finiraient-ils ce terrible porto qu’ils avaient acheté pour l’accueillir. Amener doucement Hippo à ses vues, le faire aller à l’endroit exact où il le souhaitait, le diriger sans un écart. Nous sommes gentils. Ce qui était une définition bien rapide pour un enfant amputé des doigts qui avait terrorisé ses camarades pendant des années. Nous sommes gentils. Il consulta ses montres. Il avait trois appels à passer pour confirmation. L’un au comte de Valleray, l’autre à Danglard et le dernier au Dr Merlan. Il se mettrait en route dans deux heures et demie.
Il se glissa hors de la chambre jusqu’à la cave. Là, en montant sur un tonneau, il atteignait une petite lucarne poussiéreuse, seule ouverture qui donnait sur une portion de pré à vaches. Il avait le temps, il attendrait.
En rejoignant prudemment la maison Vendermot quand sonnait l’angélus, il se sentait satisfait. Trois vaches avaient bougé, pas moins. Et sur plusieurs mètres encore, sans décoller les naseaux de l’herbe. Ce qui lui paraissait un excellent signe pour l’avenir d’Ordebec.
LI
— Pas pu faire de courses, toutes les boutiques étaient fermées, dit Veyrenc en vidant un sac de provisions sur la table. Il a fallu piller l’armoire de Froissy, il faudra lui remplacer cela en vitesse.
Retancourt s’était calée dos à la cheminée éteinte, sa tête blonde dépassant largement le manteau de pierre. Adamsberg se demanda où il allait la faire dormir dans cette maison, où les lits étaient tous anciens, c’est-à-dire bien trop courts pour ses dimensions corporelles. Elle regardait Veyrenc et Adamsberg préparer les sandwiches au pâté de lièvre aux pleurotes, une expression assez joviale sur le visage. On ne savait jamais pourquoi Retancourt prenait selon les jours une mine âpre ou aimable, on ne demandait pas. Même souriante, l’allure de la grosse femme avait toujours quelque chose de rugueux et de légèrement impressionnant, qui dissuadait de faire des confidences ou de poser des questions légères. Pas plus qu’on aurait donné une tape amicale — irrespectueuse au fond — sur le tronc d’un séquoia millénaire. Quelle que fût sa mine, Retancourt forçait la déférence, parfois la dévotion.
Après le repas sommaire — mais le pâté de Froissy était indiscutablement succulent —, Adamsberg leur dessina un plan des lieux. Depuis l’auberge de Léo, prendre le sentier vers le sud-est, puis couper à travers champs, obliquer par le chemin de terre de la Bessonnière et atteindre le vieux puits.
— Une petite trotte de six kilomètres. Je n’ai pas trouvé mieux que ce vieux puits. Le puits de l’Oison. Je l’avais remarqué en longeant la Touques.
— C’est quoi, la Touques ? s’informa Retancourt, toujours précise.
— La rivière d’ici. Le puits est sur la commune voisine, à l’abandon depuis quarante ans, profond d’une douzaine de mètres. C’est facile et tentant de basculer un homme là-dedans.