Выбрать главу

— Si l’homme se penche assez sur la margelle, dit Veyrenc.

— Ce sur quoi je compte. Car le tueur a déjà effectué cette manœuvre en basculant le corps de Denis par la fenêtre. Il sait y faire.

— Si bien que Denis ne s’est pas suicidé, constata Veyrenc.

— On l’a tué. Il est la quatrième victime.

— Et non la dernière.

— Exact.

Adamsberg posa son crayon et exposa ses derniers raisonnements — si tant est que ce fût le mot. Retancourt fronça le nez à plusieurs reprises, comme toujours incommodée par la façon dont le commissaire s’y prenait pour arriver au but. Mais ce but, il l’avait atteint, elle devait l’admettre.

— Ce qui explique, évidemment, qu’il n’ait pas laissé la moindre trace, dit Veyrenc, que ces nouveaux éléments rendaient méditatif.

Retancourt, elle, revenait aux éléments pragmatiques de l’action.

— Elle est large ? La margelle ?

— Non, trente centimètres à peu près. Et surtout, elle est basse.

— Ça peut coller, approuva Retancourt. Et le diamètre du puits ?

— Suffisant.

— Comment opère-t-on ?

— À vingt-cinq mètres de là, il y a un ancien bâtiment de ferme. Un hangar fermé par deux grandes portes de bois délabrées. On se tiendra là, on ne peut pas planquer plus près. Attention, Hippo est un type solide. Il y a un gros risque.

— C’est dangereux, dit Veyrenc. On met une vie en jeu.

— On n’a pas le choix, il n’y a pas de preuve, sauf quelques malheureux papiers de sucre, hors contexte.

— Tu les as conservés ?

— Dans un des tonneaux de la cave.

— Tu auras peut-être des empreintes dessus. Il n’y a pas eu de pluie pendant des semaines.

— Mais ce ne sera pas une preuve. S’asseoir sur un tronc d’arbre et bouffer du sucre n’a rien de criminel.

— On a les paroles de Léo.

— Paroles d’une vieille femme en état de choc. Et que je suis seul à avoir entendues.

— Avec Danglard.

— Qui n’était pas attentif.

— Ça ne tiendra jamais, confirma Retancourt. Pas d’autre solution que le flag.

— Dangereux, répéta Veyrenc.

— C’est pour cela que Retancourt est ici, Louis. Elle foncera plus vite et plus sûrement. Elle peut rattraper le gars s’il commence à faire le plongeon. C’est elle qui aura la corde, en cas de besoin.

Veyrenc alluma une cigarette, secouant la tête sans marquer de dépit. Qu’on place la puissance de Retancourt plus haut que la sienne était une évidence qui ne se discutait pas. Elle aurait sans doute été capable de hisser Danglard sur le quai.

— Si on rate le coup, dit-il, l’homme est mort et nous avec.

— Ça ne peut pas se rater, objecta calmement Retancourt. Si tant est que l’événement ait lieu.

— Il aura lieu, assura Adamsberg. Le gars n’a pas le choix. Et tuer cet homme lui plaira beaucoup.

— Admettons, dit Retancourt, tendant son verre pour qu’on le lui remplisse.

— Violette, dit doucement Adamsberg en obéissant, c’est le troisième verre. Et il nous faut toutes vos forces.

Retancourt haussa les épaules, comme si le commissaire venait d’exprimer une niaiserie indigne de commentaire.

LII

Retancourt était placée derrière le battant gauche de la porte du hangar, les deux hommes à droite. Rien ne devait gêner la course du lieutenant vers le puits.

Dans l’ombre, Adamsberg leva les mains vers ses adjoints, les dix doigts étendus. Dix minutes encore. Veyrenc écrasa sa cigarette au sol et colla son œil contre une large fente de la cloison de bois. Le massif lieutenant tendait ses muscles pour se préparer tandis que Retancourt, appuyée au chambranle, et en dépit des quinze mètres de corde qu’elle avait enroulés sur son torse, dégageait une impression de décontraction totale. Adamsberg s’en inquiétait, eu égard aux trois verres de vin.

Hippolyte arriva le premier et s’assit sur le bord de la margelle, enfonçant ses mains dans ses poches.

— Costaud, sûr de lui, murmura Veyrenc.

— Guette du côté du pigeonnier. C’est par là qu’Émeri va arriver.

Trois minutes plus tard, le capitaine s’avançait à son tour, très droit, l’uniforme bien boutonné, mais le pas un peu hésitant.

— C’est le problème, dit Adamsberg à voix basse. Il est plus craintif.

— Ça peut lui donner l’avantage.

Les deux hommes engagèrent la conversation, inaudible depuis le hangar. Ils se tenaient à moins d’un mètre l’un de l’autre, défiants, offensifs. Hippolyte parlait plus qu’Émeri, rapidement, avec des intonations agressives. Adamsberg jeta un regard inquiet à Retancourt, toujours calée contre le chambranle, n’ayant pas modifié d’un pouce sa position placide. Ce qui n’était pas forcément rassurant, Retancourt étant capable de dormir debout sans vaciller, tel un cheval.

Le rire d’Hippolyte éclata dans la nuit, dur, mauvais. Il donna une tape sur le dos d’Émeri, dans un geste qui n’avait rien d’amical. Puis il se pencha sur la margelle, en tendant un bras comme s’il voulait désigner quelque chose. Émeri éleva la voix, gueula quelque chose comme « salopard », et se pencha à son tour.

— Attention, murmura Adamsberg.

Le geste fut plus expert et rapide qu’il ne l’avait prévu le bras de l’homme qui passe sous les jambes et les soulève toutes deux ensemble —, et sa réaction plus lente qu’il ne l’avait espéré. Il prit son élan avec une bonne seconde de retard, en léger retrait par rapport à Veyrenc qui lançait toute sa masse. Retancourt était déjà au puits quand il lui restait encore trois mètres à parcourir. Selon une technique qui n’appartenait qu’à elle, elle avait projeté Émeri à terre et s’était assise sur lui à califourchon, maintenant ses bras collés au sol, bloquant implacablement la cage thoracique de l’homme qui gémissait sous son poids. Hippolyte se releva, soufflant, les phalanges blessées par les pierres sur lesquelles il s’était écorché.

— C’était juste, dit-il.

— Tu ne risquais rien, dit Adamsberg en désignant Retancourt.

Il attrapa les poignets du capitaine, ferma les menottes dans son dos pendant que Veyrenc attachait les jambes.

— Ne tente même pas un geste, Émeri. Violette peut t’écraser comme un cloporte, comprends bien cela. Comme une crevette de terre.

Adamsberg, suant, le cœur cognant, composa le numéro de Blériot pendant que Retancourt se relevait puis s’asseyait commodément sur le puits, allumant une cigarette aussi tranquillement que si elle revenait du marché. Veyrenc allait et venait en balançant ses bras, évacuant sa tension. De loin, son contour s’estompait, on ne voyait de lui que l’éclat de ses mèches rousses.

— Rejoignez-nous au vieux puits de l’Oison, Blériot, disait Adamsberg. On a saisi l’homme.

— Quel homme ? dit Blériot qui n’avait décroché qu’après une dizaine de sonneries et parlait d’une voix engourdie.

— Le tueur d’Ordebec.

— Mais Valleray ?

— Ce n’était pas Valleray. Amenez-vous, brigadier.

— Où ? À Paris ?

— Il n’y a pas de puits de l’Oison à Paris, Blériot.

Secouez-vous.

— Quel homme ? répéta Blériot en éclaircissant sa voix.

— Émeri. Je suis navré, brigadier.

Et navré, Adamsberg l’était. Il avait travaillé avec ce type, ils avaient marché, bu et mangé ensemble, trinqué à la victoire chez lui. Ce jour-là — hier en fait, se rappela Adamsberg —, Émeri était convivial, disert, sympathique. Il avait tué quatre hommes, basculé Danglard sur la voie, écrasé la tête de Léo au sol. La vieille Léo qui l’avait sauvé, petit, au milieu de la mare gelée. Hier, Émeri levait son verre de kir à la mémoire de son aïeul, il était confiant. Il y avait un coupable, même si ce n’était pas celui qu’il avait prévu. Le travail n’était pas achevé, deux morts encore pour en finir, trois si Léo retrouvait la parole. Mais tout se présentait au mieux. Quatre assassinats accomplis, deux tentatives avortées, trois autres en vue, il avait son plan. Total, sept morts, un beau bilan pour un fier soldat. Adamsberg allait rentrer dans sa Brigade avec son coupable Denis de Valleray, l’affaire était bouclée et le champ de bataille était libre.