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— Je pourrai en boire avec vous ? demanda Zerk. Adamsberg considéra son fils sans savoir que répondre.

Zerk le connaissait à peine, il avait vingt-huit ans, il n’avait d’autorisation à demander à personne et encore moins à lui.

— Évidemment, répondit Adamsberg machinalement. Si tu n’écluses pas autant que Danglard, ajouta-t-il, et la connotation paternelle de ce conseil le surprit. Prends l’argent sur le buffet.

Leurs regards se portèrent ensemble sur le panier. Un panier à fraises grand format que Zerk avait vidé pour servir de couchette molletonnée au pigeon.

— Comment le trouves-tu ? demanda Adamsberg.

— Il frissonne, mais il respire, répondit prudemment son fils.

D’un geste furtif, le jeune homme effleura d’un doigt le plumage de l’oiseau avant de sortir. Doué pour cela au moins, pensa Adamsberg en regardant s’en aller son fils, doué pour effleurer les oiseaux, même aussi ordinaires, sales et moches que celui-ci.

V

— Ça va aller vite, dit Danglard, et Adamsberg ne sut pas sur le moment s’il parlait de l’Armée furieuse ou du vin, son fils n’ayant rapporté qu’une seule bouteille.

Adamsberg prit une cigarette dans le paquet de Zerk, un geste qui lui rappelait immanquablement leur première rencontre, une quasi-tuerie[3]. Depuis, il fumait à nouveau, et le plus souvent les cigarettes de Zerk. Danglard attaqua son premier verre.

— Je suppose que la femme pissenlit n’a pas voulu en parler au capitaine d’Ordebec ?

— Elle refuse de l’envisager.

— C’est très normal, il n’apprécierait pas. Vous aussi commissaire, vous pourrez oublier tout cela après. Sait-on quelque chose sur ce chasseur disparu ?

— Que c’est un féroce viandard et pire que cela, puisqu’il tue essentiellement des femelles et des jeunes. La ligue de la chasse locale l’a radié, personne ne veut plus tirer avec lui.

— Un type mauvais, donc ? Un violent ? Un tueur ? demanda Danglard en avalant une gorgée.

— Apparemment.

— Ça colle très bien. Cette Lina habite à Ordebec même, c’est bien cela ?

— Je crois.

— Jamais entendu parler du petit bourg d’Ordebec ? Un grand compositeur y a séjourné quelque temps.

— Ce n’est pas le sujet, commandant.

— Mais c’est une note positive. Le reste est plus inquiétant. Cette armée ? A-t-elle passé sur le chemin de Bonneval ?

— C’est le nom que la femme a prononcé, répondit Adamsberg, surpris. Vous l’avez entendue mentionner ce chemin ?

— Non, mais c’est un des grimweld bien connus, il traverse la forêt d’Alance. Vous pouvez être certain que pas un habitant d’Ordebec ne l’ignore et qu’ils ressassent souvent cette histoire, même s’ils préféreraient l’oublier.

— Je ne connais pas le mot, Danglard. Grimweld.

— C’est ainsi qu’on nomme un chemin où passe la Mesnie Hellequin, ou l’Armée furieuse si vous préférez, ou la Grande Chasse. Très rares sont les hommes ou les femmes qui la voient. L’un de ces hommes est assez fameux, il l’a aussi vue passer à Bonneval, comme cette Lina. Il s’appelle Gauchelin, et il est prêtre.

Danglard avala deux bonnes gorgées de suite et sourit. Adamsberg lança sa cendre dans la cheminée froide et attendit. Ce sourire un peu provocant qui plissait les joues molles du commandant ne lui annonçait rien de bon, hormis que Danglard était enfin tout à son aise.

— Cela s’est passé au début du mois de janvier, en 1091. Tu as bien choisi le vin, Armel. Mais nous n’en aurons pas assez.

— En combien ? demanda Zerk, qui avait approché son tabouret de la cheminée et écoutait attentivement le commandant, les coudes appuyés sur ses genoux, son verre dans une main.

— À la fin du XIe siècle. Cinq ans avant le départ de la première croisade.

— Merde, dit Adamsberg à mi-voix, saisi de l’impression déplaisante d’avoir été floué par la petite femme d’Ordebec, tout fragile pissenlit fût-elle.

— Oui, approuva Danglard. C’est beaucoup d’efforts pour rien, commissaire. Mais vous voulez toujours comprendre l’effroi de la femme, non ?

— Peut-être.

— Alors il faut connaître l’histoire de Gauchelin. Et il faut une deuxième bouteille, répéta-t-il. Nous sommes trois.

Zerk se leva d’un bond.

— J’y retourne, dit-il.

Avant de sortir, Adamsberg le vit passer à nouveau un doigt léger sur le pigeon. Et Adamsberg répéta mécaniquement, comme un père : prends l’argent sur le buffet.

Sept minutes plus tard, Danglard, rassuré par la présence de la seconde bouteille, se servit un nouveau verre, débuta l’histoire de Gauchelin, puis s’interrompit, levant les yeux vers le plafond bas.

— Mais peut-être la chronique d’Hélinand de Froidmond, au début du XIIIe siècle, donne-t-elle une image plus nette. Laissez-moi un instant pour me la remémorer, ce n’est pas un texte que je consulte tous les jours.

— Faites, dit Adamsberg, dérouté.

Depuis qu’il avait compris qu’on s’éloignait vers les fins fonds du Moyen Âge, abandonnant Michel Herbier à son sort, l’histoire de la petite femme et de son effroi se présentait sous un angle dont il ne savait que faire.

Il se leva, alla se servir un verre modeste et jeta un œil au pigeon. L’Armée furieuse ne le concernait plus et il s’était trompé sur l’évanescente Mme Vendermot. Elle n’avait pas besoin de lui. C’était une démente inoffensive, assez démente pour redouter que les rayonnages puissent s’effondrer sur elle, et même ceux du XIe siècle.

— C’est son oncle Hellebaud qui raconte le fait, précisa Danglard, qui s’adressait maintenant au seul jeune homme.

— L’oncle d’Hélinand de Froidmond ? demanda Zerk, très concentré.

— Exactement, son oncle paternel. Qui dit ceci : Alors que, vers midi, nous approchions de cette forêt, moi et mon serviteur, qui me précédait, chevauchant rapidement afin que l’on me prépare le gîte, il entendit un grand tumulte dans le bois, comme de nombreux hennissements de chevaux, le bruit des armes et les clameurs d’une multitude d’hommes se portant à l’assaut. Terrifiés, lui et son cheval revinrent vers moi. Comme je lui demandais pourquoi il avait fait demi-tour, il répondit : Je n’ai pas pu faire avancer mon cheval, ni en le frappant, ni en l’éperonnant, et moi-même, je suis si terrifié que je n’ai pu avancer. En effet, j’ai entendu et vu des choses stupéfiantes.

Danglard tendit le bras vers le jeune homme.

— Armel — car Danglard se refusait absolument à appeler le jeune homme de son nom de guerre, « Zerk », et il reprochait vigoureusement au commissaire de le faire —, remplis mon verre et tu sauras ce qu’a vu cette jeune femme, Lina. Tu sauras la peur de ses nuits.

Zerk servit le commandant avec l’empressement d’un gars qui craint qu’une histoire ne s’interrompe, et reprit sa place aux côtés de Danglard. Il n’avait pas eu de père, on ne lui avait jamais raconté d’histoires. Sa mère travaillait la nuit au nettoyage de l’usine de poissons.

— Merci, Armel. Et le serviteur poursuit : La forêt est remplie d’âmes de morts et de démons. Je les ai entendus dire et crier : « Nous avons déjà le prévôt d’Arques, nous allons nous emparer de l’archevêque de Reims. » À cela je répondis : « Imprimons sur notre front le signe de la croix et avançons en sûreté. »

— C’est l’oncle Hellebaud qui reprend la parole maintenant.

— C’est cela. Et Hellebaud dit : Lorsque nous avançâmes et parvînmes à la forêt, les ombres s’étendaient déjà et, pourtant, j’entendis des voix confuses et le vacarme des armes et des hennissements des chevaux, mais je ne pus apercevoir ni les ombres ni comprendre les voix. Après être rentrés chez nous, nous trouvâmes l’archevêque à sa dernière extrémité et il ne survécut pas quinze jours après que nous eûmes entendu ces voix. On en déduisit qu’il avait été pris par ces esprits. Dont on avait entendu dire qu’ils allaient s’en saisir.

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3

Cf., du même auteur, Un lieu incertain (Éd. Viviane Hamy, 2008).