Arcadi et Boris STROUGATSKI
L’Auberge de l’alpiniste mort
roman traduit du russe
par Antoine VOLODINE
DENOËL
Titre original :
OTEL « U POGIBCHEGO ALPINISTA »
© 1982, by Éditions Znanie.
Et pour la traduction française
© 1988, by Éditions Denoël
19, rue de l’Université — 75007 Paris
ISBN : 2-207-30457-4
CHAPITRE UN
Je coupai le contact, puis je sortis de la voiture et ôtai mes lunettes noires. Tout était conforme à ce qu’avait décrit Zgoot. L’hôtel n’avait qu’un étage. C’était un bâtiment peint en jaune et vert. Une magnifique enseigne funèbre était pendue au-dessus du seuil : auberge de l’alpiniste mort. De gros tas de neige s’élevaient à droite et à gauche de l’entrée, et dans cette masse poreuse étaient plantés des skis de toutes les couleurs. Sept, d’après mes calculs ; à l’un d’eux était encore fixée une chaussure. Troubles, gaufrés, des glaçons énormes formaient des guirlandes au niveau du toit. À la dernière fenêtre du rez-de-chaussée apparut la tâche pâle d’un visage, et au même instant s’ouvrit la porte de l’entrée principale. Un homme trapu, chauve, s’avança sur le seuil. Il portait une éblouissante chemise en dacron, par-dessus laquelle il avait enfilé un gilet de fourrure rousse. Il avait une démarche lourde, traînante ; il s’approcha puis s’arrêta en face de moi. Je remarquai aussitôt sa physionomie rougeaude et grossière, soutenue par un cou de lutteur catégorie poids lourd. Il ne me regardait pas. Ses yeux mélancoliques étaient dirigés ailleurs et ils débordaient d’une immense dignité associée à une immense tristesse. Il s’agissait sans aucun doute d’Alek Snevar, l’homme qui possédait l’hôtel, la vallée et l’étroit passage par lequel on accédait à la vallée, le « Goulot de Bouteille ».
« Là-bas…» Sa voix avait une intonation sourde, basse, qui manquait de naturel. « C’est là-bas que s’est produit le malheur. » Il étendit le bras, dans l’intention de me rendre les choses plus claires. Sa main tenait un tire-bouchon. « Sur ce sommet…»
Je pivotai et plissai les yeux dans la direction qu’il m’avait indiquée. L’ouest de la vallée était barré par une paroi bleuâtre, à pic, sinistre ; je suivis du regard les langues blêmes de la neige, et la crête ébréchée, très nette, qui semblait dessinée à même la surface bleu sombre du ciel.
« Une carabine a claqué », continua le propriétaire d’une voix toujours aussi profonde. « Et il est tombé dans le vide. Deux cents mètres de chute verticale, à voler vers la mort, sans rien pour se raccrocher sur la roche lisse. Peut-être a-t-il crié ? En ce cas, personne ne l’a entendu. Peut-être aussi a-t-il dit ses prières ? En ce cas, Dieu seul l’a entendu. Puis il a touché la pente, et ici nous avons entendu l’avalanche, un rugissement de fauve qui se réveille, un rugissement avide, vorace, et la terre a tremblé quand il s’est écrasé sur elle, accompagné par quarante-deux mille tonnes de cristaux de neige…
— Mais qu’est-ce qui avait bien pu le pousser à monter là-haut ? demandai-je en examinant la lugubre muraille.
— Permettez-moi d’effectuer une plongée dans le passé », fit le propriétaire.
Il pencha la tête sur le côté et appuya sur son crâne chauve le poing d’où saillait le tire-bouchon.
Tout était exactement comme Zgoot l’avait raconté. Seul le chien manquait au tableau, mais j’avais remarqué la quantité de cartes de visite qu’il avait laissées sur la neige, près du seuil, autour des skis. Je retournai à la voiture afin d’en retirer le panier rempli de bouteilles.
« Je vous transmets les salutations de l’inspecteur Zgoot », dis-je, et le propriétaire émergea aussitôt de son passé.
« Voilà un homme fort respectable ! » dit-il avec vivacité, et d’une voix extrêmement ordinaire. « Et comment se porte-t-il ?
— Pas mal, répondis-je, en lui remettant le panier.
— À ce que je vois, il n’a pas oublié les soirées qu’il a passées près de ma cheminée.
— Il ne cesse d’en parler », dis-je. Je m’apprêtais à aller chercher mes valises, mais il me retint par le bras.
« Plus un pas en arrière ! articula-t-il d’un ton sévère. Kaïssa va s’en occuper. Kaïssa ! » claironna-t-il.
Un chien fit irruption sur le seuil, un saint-bernard magnifique, blanc, tacheté de jaune, une bête puissante, qui cependant ne dépassait pas la taille d’un veau. Comme je ne l’ignorais pas, c’était tout ce qui était resté de l’Alpiniste Mort, si l’on excepte quelques bricoles exposées dans sa chambre-musée. J’aurais volontiers regardé comment ce chien à nom de femme allait s’y prendre pour décharger mes bagages, mais le patron de l’hôtel, d’une main ferme, me conduisait déjà à l’intérieur de la maison.
Nous traversâmes le hall obscur où l’on devinait l’odeur chaleureuse de la cheminée éteinte, ainsi que les faibles reflets de petites tables basses laquées, de style contemporain. Puis nous tournâmes à gauche dans le couloir, et le patron donna un coup d’épaule dans une porte. « Bureau », indiquait la plaque sur la porte. Tandis que le panier, tout en glouglous et en tintements, trouvait à se caser dans un coin, je fus invité à m’installer dans un fauteuil confortable. Le patron ouvrit sur la table un gigantesque livre qui n’était autre que le registre des voyageurs.
« Avant toute chose, permettez-moi de me présenter », déclara-t-il. Il avait pris un air concentré ; du bout des ongles, il grattait et nettoyait l’extrémité de sa plume. « Alek Snevar, propriétaire de l’hôtel, et mécanicien. Quand vous êtes sorti du Goulot de Bouteille, vous avez certainement aperçu les éoliennes ?
— Ah ! il s’agissait d’éoliennes ?…
— Oui. De moteurs éoliens. C’est moi qui les ai conçus et montés jusqu’au dernier boulon. De mes propres mains.
— Ne me dites pas…, balbutiai-je.
— Si. Et sans aucune aide. Mais ce n’est pas tout.
— Et où que je dois les porter ? » demanda dans mon dos une voix perçante, d’origine nettement féminine.
Je tournai la tête. Dans l’embrasure de la porte, ma valise à la main, se tenait une femme qui avait dans les vingt-cinq ans, une petite boulotte aux joues couleur pomme d’api. Elle écarquillait ses yeux bleus, du reste pas très larges, et fort éloignés l’un de l’autre.
« Voilà Kaïssa, m’informa le patron. Kaïssa ! Ce monsieur est venu avec les salutations de M. Zgoot. Tu te souviens de M. Zgoot, Kaïssa ? Tu ne l’as pas oublié, n’est-ce pas ? »
Kaïssa rougit aussitôt comme un pavot et haussa les épaules. Puis elle se cacha le visage derrière l’éventail de sa main.
« Elle se rappelle, expliqua le patron. Elle n’a pas oublié… Bon… donc… Donc je vais vous donner la chambre numéro quatre. La meilleure chambre de l’hôtel. Kaïssa, porte la valise de monsieur… euh…
— Glebski, précisai-je.
— Porte la valise de M. Glebski dans la chambre numéro quatre… Elle est d’une bêtise stupéfiante », commenta-t-il, non sans une certaine fierté, dès que la petite boulotte eut disparu. « Un phénomène, dans son genre… Nous disons donc : monsieur Glebski… ? » D me fixa, en attente de ce que j’allais lui dicter.
« Peter Glebski, dis-je. Inspecteur de police. En vacances. Pour deux semaines. Seul. »
Le patron inscrivit tous ces renseignements ; il s’appliquait, traçant des lettres énormes et biscornues. Pendant qu’il était occupé à écrire, le bureau fut envahi par un intense cliquetis de griffes dérapant sur le linoléum. Le saint-bernard pénétrait dans la pièce. Le chien me regarda, me fit un clin d’œil, et soudain, en s’arrangeant pour faire atterrir son museau juste sur une de ses pattes, il se laissa tomber près du coffre-fort. Le vacarme avait été effroyable, du genre pile de bûches qui s’effondre.