« Quelle tempête…» dit-il, dit-elle, d’une voix minuscule et grêle, plaintive.
« Brunn, dis-je. Mon enfant. Enlevez un instant vos affreuses lunettes.
— Pourquoi ? » interrogea Brunn, sur un ton misérable.
Pourquoi, effectivement ? pensai-je. Je suggérai :
« J’aimerais voir votre visage.
— Ce n’est vraiment pas nécessaire », dit la jeune créature. Puis, après un soupir, elle demanda : « S’il vous plaît, j’aimerais bien une cigarette. »
Eh bien, j’en avais maintenant la certitude, l’étrange pupille de du Barnstokr était une jeune fille. Une très gentille jeune fille. Très gentille et très seule. Et la solitude est horrible à cet âge. Je lui tendis un paquet de cigarettes, actionnai mon briquet, cherchai quoi dire et ne trouvai rien. Plus de doute, Brunn était une jeune fille. Même sa manière de fumer le confirmait : des bouffées brèves, nerveuses.
« J’ai un peu peur, dit-elle. Quelqu’un a touché la poignée de la porte.
— Allons, allons, dis-je. Ce devait être votre oncle.
— Non, objecta-t-elle. Mon oncle dort. Il a laissé tomber son livre par terre et il est étendu, la bouche ouverte. Je ne sais pas… J’ai eu l’impression… Et s’il était mort ?…
— Un verre de brandy, Brunn ? proposa le patron d’une voix sourde. Un verre de brandy ne sera pas de trop pour une nuit pareille, n’est-ce pas, Brunn ?
— Non, merci, refusa Brunn, en haussant les épaules. Vous avez l’intention de rester ici encore longtemps ? »
Je me sentis incapable d’écouter sans réagir une voix aussi pitoyable.
« Bon sang, Alek, dis-je. Vous êtes le patron de cet hôtel, oui ou non ? Regardez-moi cette malheureuse jeune fille. Ne pourriez-vous pas ordonner à Kaïssa de lui tenir compagnie pendant la nuit ?
— Ah ! ça me plaît, cette idée », fit la jeune créature, prise d’une animation soudaine. « Kaïssa ? Oui, c’est juste ce qui me conviendrait. Kaïssa ou quelque chose de ce genre. »
Déconcerté, je vidai mon verre. L’être inclassable en profita pour décocher dans l’âtre un long jet de salive. Le mégot ne tarda pas à prendre le même chemin ; pour l’un comme pour l’autre, la précision était digne d’un tireur d’élite.
« Tiens, une voiture », dit Brunn. Sa voix avait maintenant des modulations de basse éraillée. « Vous entendez ? »
Le patron se leva, attrapa au passage son gilet de fourrure et se dirigea vers l’entrée. Je m’élançai à sa suite.
À l’extérieur se déchaînait une authentique tempête de neige. Devant le seuil était garée une grosse voiture noire, près de laquelle des gens gesticulaient et s’insultaient, vaguement éclairés par les phares.
« Vingt couronnes ! protestait un fausset criard. Vingt couronnes, et pas un grosh de moins ! Non mais, vous n’avez pas vu à quoi ressemblait le chemin ? Maudit avare !
— Vingt couronnes ? C’est bien plus qu’il n’en faut pour vous acheter tous les deux, toi et ta sale guimbarde ! » répliquait une ombre grincheuse.
Le patron descendit en toute hâte les marches du perron. Je l’entendis aussitôt claironner d’une voix puissante :
« Messieurs ! Ne vous disputez pas pour de telles broutilles !
— Vingt couronnes ! Je dois encore faire la route en sens inverse !…
— Quinze couronnes ! oui, pas un grosh de plus ! Vampire ! Attends un peu, que je note ton numéro !
— Quel radin, celui-là ! Incroyable ! Prêt à s’étrangler pour un billet de cinq couronnes…»
Comme j’avais froid, je revins près de la cheminée. Il n’y avait plus là ni chien ni jeune créature, ce qui me contraria un peu. Je pris mon verre et me dirigeai vers l’office. Mais je m’arrêtai à mi-chemin, c’est-à-dire dans le hall : la porte venait de s’ouvrir et elle avait laissé le passage à un homme colossal, couvert de neige de la tête aux pieds, une valise à la main. « Br… rr…», fit-il, puis il se secoua avec vigueur. Un Viking blond, pourvu d’un visage rose, mouillé, et sur les cils duquel s’étaient déposés des flocons de neige semblables à un duvet blanc. Lorsqu’il eut remarqué ma présence, il me sourit pendant une brève seconde, découvrant deux rangées de dents égales et propres, et se présenta. Il possédait une agréable voix de baryton.
« Olaf Andvaravors. Disons Olaf, si vous trouvez cela plus commode. »
Je me présentai à mon tour. La porte s’ouvrit une nouvelle fois, et le patron entra, les mains occupées par deux valises en bois ; sur ses talons trottait un petit homme emmitouflé jusqu’aux yeux, couvert lui aussi de neige, et très en colère.
« Le diable emporte tous ces arnaqueurs ! » vociférait-il, en proie à une hystérie qui ne décroissait pas. « Ça s’engage pour quinze couronnes. Rien de compliqué, ça fait sept couronnes et demie par tête de pipe, d’accord ? Alors, pourquoi tout à coup il demande vingt couronnes ? Qu’est-ce que c’est que ces foutues pratiques dans cette ville miteuse ? Bon Dieu, moi, je vais te le traîner vite fait à la police, ce type !…
— Messieurs, messieurs !… répétait le patron. Ce sont des broutilles sans importance… Je vous en prie, par ici, à gauche… Messieurs !…»
Le petit homme continuait à crier, et tout en se laissant conduire dans le bureau de l’hôtel il parlait de police, de tabassages et de trognes en sang. Le Viking, Olaf, commenta : « Le grippe-sou !…» puis il promena son regard autour de lui, comme s’il s’était attendu à être accueilli par une foule dont l’absence le rendait perplexe.
« Qui est-ce donc ? demandai-je.
— Je ne sais pas. Nous sommes montés ensemble dans l’unique taxi de la station. »
Il interrompit là ses explications. Ses yeux s’étaient dirigés sur un point situé au-delà de mon épaule. Je me retournai. Il n’y avait rien de particulier derrière moi. Ou peut-être si, un faible mouvement de la portière qui cachait l’entrée du couloir par lequel on se rendait au salon et aux chambres occupées par Moses. Un très faible mouvement. Dû à un courant d’air, certainement.
CHAPITRE QUATRE
Sur le matin, la tempête s’apaisa. Je me tirai du lit au lever du jour. L’hôtel dormait encore. En caleçons, je bondis sur le seuil et me frictionnai consciencieusement de poudreuse fraîche, avec force gloussements et petits cris ; une manière de neutraliser les ultimes conséquences néfastes des trois verres de vin chaud absorbés la veille. À l’est pointait le soleil, encore à peine discernable derrière les découpures des sommets ; l’ombre violette du bâtiment s’allongeait en direction de la vallée. À droite sur la façade, je notai que la troisième fenêtre du premier étage était grande ouverte. Quelqu’un avait sans doute désiré, malgré le froid de la nuit, se remplir les poumons de l’air salubre des montagnes.
Je remontai dans ma chambre, m’habillai, fermai la porte à clé et redescendis à l’office. En sueur, les joues écarlates, Kaïssa était déjà en pleine action et se démenait à la cuisine près du fourneau allumé. Elle m’apporta une tasse de cacao et un sandwich. Sans me soucier de m’asseoir, j’anéantis sur-le-champ l’un et l’autre, tout en prêtant une oreille distraite à la chansonnette que fredonnait le patron occupé à bricoler dans son atelier. Si seulement je pouvais ne rencontrer personne, pensai-je. Ne pas avoir à partager les trésors du matin. Je pensais à ce jour nouveau, au ciel sans taches, à l’or du soleil, à la vallée vide et toute duveteuse, et soudain, je me sentais aussi avare que l’espèce d’homoncule arrivé la veille à l’auberge, ce petit bonhomme serré jusqu’aux sourcils dans sa fourrure et capable de déclencher un scandale pour cinq malheureuses couronnes. (Heenkus, avoué, administrateur de biens appartenant à des mineurs, en congé de maladie.) Et par bonheur, mis à part Lel, je ne rencontrai personne. Avec autant d’indifférence que de bienveillance, le saint-bernard me regarda boucler mes fixations. Et ensuite le matin fut à moi : le ciel pur, l’or du soleil, la blancheur duveteuse de la vallée. Pour moi seul.