J’effectuai une course qui me mena à la rivière, ce qui représentait un aller et retour de dix milles. Lorsque je revins à l’auberge pour manger un morceau, la vie y battait son plein. Toute la population s’était déversée au-dehors afin de se réchauffer aux rayons de l’astre du jour. À la grande joie des spectateurs, la jeune créature et son Bucéphale éventraient et étripaient les amoncellements formés par la neige fraîche ; tous deux crachaient des nuages de vapeur. L’avoué spécialisé dans la gestion des biens de mineurs avait quitté son manteau de fourrure et on le voyait mieux à présent : un petit être à l’apparence noueuse, au visage pointu, dans les trente-cinq ans, et qui hululait en traçant autour de l’hôtel des huit compliqués ; il n’allait pas très loin, d’ailleurs. M. du Barnstokr s’était lui aussi perché sur des skis et, déjà saupoudré des pieds à la tête, il ressemblait à un bonhomme de neige incroyablement long et effrité. Pour ce qui concerne le Viking, Olaf, il était en train de faire une démonstration de danse à skis ; je me sentis passablement mortifié lorsque je compris qu’il s’agissait d’un véritable champion. Trois personnes contemplaient cette scène depuis la terrasse du toit : Mme Moses, éblouissante dans une gracieuse pèlerine fourrée ; M. Moses, en pourpoint et brandissant son inévitable chope métallique ; et le patron de l’hôtel, lancé dans je ne sais quelles explications. Je cherchai du regard M. Simonet. Le grand physicien devait lui aussi se trouver dans les parages. À trois milles de distance, j’avais déjà commencé à entendre ses hennissements et ses aboiements. Et je finis par l’apercevoir : il était suspendu au sommet d’un poteau télégraphique lisse comme un œuf et il me faisait un salut militaire.
Je bénéficiai d’un accueil très chaleureux. M. du Barnstokr vint me dire que j’avais à présent un rival digne de moi ; depuis la terrasse tinta la voix de Mme Moses, une clochette argentine, et j’entendis que M. Olaf était splendide, un dieu viril. J’en fus piqué, et c’est pourquoi je ne tardai pas à commettre une bêtise. Quand la jeune créature (aujourd’hui, aucun doute n’était permis, c’était un garçon, un de ces anges barbares sans manières et sans morale) proposa une course à skis derrière la moto, je ramassai aussitôt l’extrémité du filin, conscient de défier ainsi à la fois le Viking et le destin.
Une dizaine d’années auparavant, j’avais pratiqué ce sport.
Manifestement, à l’époque, l’industrie mondiale des motocyclettes n’avait pas encore produit des engins du type Bucéphale. Je devais être aussi un peu plus en forme. Bref, trois minutes plus tard, j’étais revenu devant le perron de l’hôtel. Mais ma réputation de lion des neiges en avait pris un sacré coup. J’entendis Mme Moses demander si quelqu’un ne devrait pas me frictionner, et M. Moses suggérer en grommelant de « frictionner jusqu’à l’os ce sportif à la manque ». Le patron n’avait mis qu’une seconde avant de réapparaître au rez-de-chaussée ; il me passa sous les épaules un bras secourable et m’exhorta à avaler de toute urgence une rasade de sa liqueur merveilleuse, « le breuvage aromatique et tonique qui s’imposait pour combattre la douleur et rétablir paix et équilibre de l’âme ». Depuis le sommet du poteau télégraphique pleuvaient sur moi les mugissements et les sanglots moqueurs de M. Simonet. M. du Barnstokr avait appuyé sa main contre son cœur et dispensait à la ronde mille et mille excuses. Quant à Heenkus, l’avoué, il s’était approché, et agitant la tête avec une sorte de frénésie, il interrogeait tout le monde à propos du nombre des fractures et de l’endroit « où on avait emporté le blessé ».
On me secoua, on me palpa, on me massa ; des mains pleines de sollicitude m’essuyaient le visage, écopaient la neige qui s’était réfugiée sous mon col ; quelqu’un alla fouiller dehors à la recherche de mon casque. Puis Olaf Andvaravors saisit à son tour l’extrémité du filin, et la sollicitude décrût autour de moi ; les sauveteurs s’étaient détournés pour se délecter d’un nouveau spectacle — d’un spectacle assez impressionnant, il faut bien le reconnaître. Oublié, abandonné de tous, j’en étais encore à remettre de l’ordre dans mes affaires, que déjà les acclamations de la foule inconstante saluaient une nouvelle idole. Mais la roue de la Fortune est cruelle pour tout le monde ; peu importe qui vous êtes, dieu blond ou fonctionnaire de police vieillissant. Le Viking atteignait l’apogée de son triomphe, il s’appuyait de manière photogénique sur ses bâtons, couvrait Mme Moses de radieux sourires et, devant le perron, abordait les derniers mètres de son apothéose, lorsque Dame Fortune déplaça légèrement sa roue. L’air très affairé, Lel le saint-bernard accosta le vainqueur, le flaira avec insistance et soudain, avec un geste précis et bref, leva la patte pour arroser ses chaussures. C’était plus que ce que j’aurais pu rêver. J’entendis le cri perçant de Mme Moses, puis une explosion d’indignation qui se répercuta en multiples éclats de voix. Je quittai la scène pour rejoindre l’intérieur de l’auberge. Par nature, je ne suis pas homme à me réjouir du malheur d’autrui ; mais j’aime que la justice soit respectée. En toutes choses.
Je vis Kaïssa dans la salle à manger et je m’informai auprès d’elle au sujet des douches de l’hôtel. Non sans difficulté, je finis par comprendre qu’une seule d’entre elles fonctionnait, celle qui était située au rez-de-chaussée. Je courus chercher du linge propre et une serviette et redescendis ; mais malgré ma précipitation, j’avais quand même été devancé. Quelqu’un occupait déjà la salle de bains ; on devinait derrière la porte les clapotements du jet d’eau et un chant indistinct. Et devant la porte attendait Simonet, une serviette sur l’épaule, comme moi. Je me plaçai derrière lui ; un instant plus tard, M. du Barnstokr vint se joindre au groupe. Nous allumâmes des cigarettes. Simonet vérifia que personne ne s’approchait et, la respiration coupée par des hoquets de rire, il entreprit de nous narrer l’histoire du vieux garçon qui s’installe chez une veuve mère de trois petites filles. Par bonheur, au moment crucial de l’anecdote, Mme Moses traversa le hall et nous demanda si par hasard nous n’avions pas vu passer M. Moses, son époux et maître. Hélas, non, madame, répondit galamment M. du Barnstokr. Simonet se promena la langue sur les lèvres puis dévora Mme Moses d’un regard mourant ; quant à moi, j’écoutai attentivement la voix qui sortait de la salle de douche et émis l’hypothèse que M. Moses se trouvait à l’intérieur. Mme Moses exprima le plus profond scepticisme à l’égard de cette hypothèse. Elle sourit, hocha la tête et nous révéla qu’elle avait un hôtel particulier rue de Chanel, dans lequel il y avait deux salles de bains, l’une en or et l’autre en platine ; et comme nous ne trouvions pas le commentaire adéquat et restions muets, elle annonça qu’elle allait chercher ailleurs M. Moses. Simonet se proposa aussitôt pour l’accompagner ; nous n’étions donc plus que deux à faire la queue. Du Barnstokr baissa la voix. Il fit allusion à une scène fâcheuse ayant mis aux prises Lel le saint-bernard et M. Andvaravors ; il désirait savoir si j’y avais assisté. Je ne résistai pas au plaisir consistant à affirmer que non, je n’avais rien vu. Du Barnstokr me conta alors l’incident avec force détails. Ces détails me désolèrent au point que je levai les bras au ciel et claquai la langue d’un air consterné ; et après m’avoir laissé m’exprimer M. du Barnstokr ajouta tristement que notre bon hôte n’avait plus aucune main sur son chien : pas plus tard qu’hier, dans le garage, le saint-bernard s’était livré aux mêmes turpitudes, cette fois-ci sur Mme Moses. Mes bras se levèrent à nouveau et ma langue reprit ses petits claquements chagrins, mais ici sans la moindre goutte d’hypocrisie. Et sur ces entrefaites Heenkus se joignit à nous, plus irrité que jamais : on vous multipliait les prix par deux, mais il n’y avait qu’une douche qui fonctionnait, etc. M. du Barnstokr se chargea de le calmer : il pinça la serviette de bain de Heenkus et en retira deux petits coqs en sucre d’orge juchés sur un bâtonnet. L’avoué se tut immédiatement et même, le pauvre, changea d’expression. Il accepta les coqs, se les fourra dans la bouche, et écarquilla sur le grand prestidigitateur des yeux où se mêlaient terreur et incrédulité. Très content d’avoir produit un tel effet, du Barnstokr s’attacha alors à nous distraire en multipliant et en divisant mentalement des nombres à plusieurs chiffres.