Выбрать главу

Il m’aperçut, eut un violent sursaut, se figea.

« Vous vous faites bronzer ? demandai-je, par politesse. Attention de ne pas trop vous exposer. Vous n’avez pas l’air en grande forme. »

Puis je m’engageai sur les marches. J’estimais avoir donné une preuve suffisante de ma bonne volonté à l’égard de mon prochain, et je ne me souciais pas de la réponse que celui-ci pouvait me faire. J’entendis les pas de Heenkus qui me suivait.

« J’ai eu envie de prendre un verre », expliqua-t-il d’un ton éraillé.

Sans me retourner, je demandai : « Trop chaud ?

— Euh… oui… Ça chauffe un peu.

— Attention, conseillai-je. Dans les montagnes, le soleil de mars est mauvais.

— Ça va aller… Un bon verre, et ça va aller. »

Nous avions rejoint le hall.

« Vous feriez quand même mieux de vous habiller, suggérai-je. Si Mme Moses…

— Oui, dit-il. Naturellement. J’avais complètement oublié. »

Il s’arrêta et entreprit d’enfiler en toute hâte sa chemise et sa veste. Je le laissai se débattre et passai à l’office. Je reçus de Kaïssa une assiette de rosbif froid, ainsi que du pain et du café. Habillé et déjà moins vert, Heenkus se faufila dans la pièce. Il réclama à boire à Kaïssa : n’importe quoi, pourvu que ce fût bien fort.

« Simonet est là-haut, lui aussi ? » demandai-je. J’avais dans l’idée de tuer le temps derrière une table de billard.

Heenkus eut un haut-le-corps. « Où ça ? » dit-il. Il prenait les plus grandes précautions pour amener à sa bouche un verre rempli à ras bord.

« Sur le toit. »

La main de Heenkus se mit à trembler et le brandy coula le long de ses doigts. Il but à toute vitesse, inspira bruyamment, puis s’essuya les lèvres du creux de la paume.

« Non, fit-il. Là-haut, il n’y a pas un chat. »

Je le considérai avec un certain étonnement. Il se mordait les lèvres en se servant une deuxième dose.

« C’est bizarre, dis-je. J’avais eu l’impression que Simonet était avec vous sur le toit.

— L’impression, hein ? Eh bien, si on vous le demande, vous direz que vous vous êtes trompé », répliqua l’avoué, grossièrement. Il avala son brandy et remplis à nouveau son verre.

« Qu’est-ce qui vous prend ? » demandai-je.

Il passa une bonne minute à observer en silence l’alcool qu’il s’apprêtait à ingurgiter.

« Soit, dit-il enfin. J’ai des ennuis. Des ennuis, ça arrive à tout le monde, non ? »

Il y avait en lui quelque chose de pitoyable. Je m’adoucis.

« Évidemment, oui, dis-je. Excusez-moi, si j’ai par inadvertance…»

Il se renversa dans le gosier son troisième verre et proposa brusquement : « Écoutez, ça ne vous tente pas de venir faire un peu de bronzette sur le toit ?

— Non, merci, refusai-je. J’ai peur d’attraper des coups de soleil. J’ai la peau sensible.

— Vous ne vous faites jamais bronzer ?

— Non. »

Il réfléchit, agrippa la bouteille et en revissa le bouchon.

« Là-haut l’air est excellent, dit-il. La vue aussi, magnifique. On découvre toute la vallée… Les montagnes…

— Et si nous allions faire une partie de billard ? suggérai-je. Vous y jouez ? »

Pour la première fois, il me regarda bien en face. Je constatai à quel point ses yeux étaient petits et malades.

« Non, dit-il. Ce dont j’ai besoin, c’est de me gorger de bon air pur. »

Sur quoi il redévissa le bouchon et se versa un quatrième verre. Je terminai mon rosbif, vidai ma tasse de café et me dirigeai vers la porte. La mine abrutie, Heenkus examinait son brandy.

« Essayez tout de même de ne pas dégringoler du toit », conseillai-je.

Il eut un sourire en coin et s’abstint de répondre. Je remontai au premier étage. Comme aucun bruit ne venait du billard, je frappai à la chambre de Simonet. Pas de Simonet. On distinguait de vagues échos de conversation derrière les portes de la chambre voisine ; j’y frappai également. Je n’y trouvai pas l’illustre physicien, mais du Barnstokr et Olaf qui avaient placé une table entre eux et jouaient aux cartes. Sur la table s’élevait une pyramide de billets de banque froissés. Du Barnstokr s’avisa de ma présence, effectua un large geste et s’exclama : « Entrez, entrez donc, inspecteur ! Mon cher Olaf, je suppose que vous invitez M. l’inspecteur ?

— Oui », dit Olaf, sans détacher les yeux de son jeu. « Avec joie. » Et il annonça du pique.

Je m’excusai et refermai la porte. Où diable ce forcené de l’hilarité sanglotante était-il allé se fourrer ? Il semblait être devenu invisible ; mais le plus troublant était surtout qu’on ne l’entendait plus. Oh, et puis, en quoi Simonet m’était-il indispensable ? Je pouvais bien taquiner les billes sans son aide. Est-ce qu’il y avait une grande différence quand on jouait tout seul ? Au contraire, je me sentirais plus à l’aise… J’étais en route vers la salle de billard lorsque je défaillis sous l’effet d’un léger choc. Pinçant entre pouce et index le pan d’une fastueuse robe longue, Mme Moses descendait l’escalier du grenier. Elle m’aperçut et me sourit. J’avais rarement eu l’occasion d’être caressé par un sourire aussi ravissant.

Afin de cacher mon trouble, je ne trouvai rien de mieux que de lâcher une ânerie : « Ah ! vous aussi, vous êtes allée vous faire bronzer ?

— Bronzer ? Moi ? Quelle idée bizarre ! » Elle traversa le palier et s’approcha. « Quelles suppositions bizarres vous énoncez, inspecteur !

— De grâce, ne m’appelez pas inspecteur, suppliai-je. J’en ai tellement par-dessus la tête d’entendre cela à mon travail… et maintenant, dans votre bouche…»

Comme pâmée, elle leva au ciel ses prunelles magnifiques.

« J’a-do-re la police, dit-elle. Ces héros, ces braves… Vous-même êtes bien un héros, n’est-ce pas ? »

Et ainsi, presque indépendamment de ma volonté, je me retrouvai en train de lui tendre le bras afin de la conduire au billard. Elle avait une main blanche, ferme, et d’une température polaire qui m’étonna.

« Madame, dis-je. Mais vous êtes transie…

— Pas le moins du monde, inspecteur », répliqua-t-elle. Elle se ressaisit aussitôt. « Pardon, mais comment dois-je vous appeler ?

— Peter, peut-être ? proposai-je.

— Comme ce serait charmant ! Un de mes amis portait ce prénom, le baron Peter von Gottesknecht. Vous vous connaissez ?… Écoutez, en échange, il vous faudra m’appeler Olga. Mais si Moses l’entend ?

— Il n’en mourra pas », bredouillai-je. Je me mis à admirer du coin de l’œil ses épaules féeriques, son cou de reine, son profil altier. En moi se succédaient poussées de fièvre et ondes glaciales ; des frissons me brouillaient le crâne. Oui, elle était plutôt stupide. Et alors ? Y avait-il une loi exigeant l’intelligence pour tous et toutes ?

Nous traversâmes la salle à manger et pénétrâmes dans la salle de billard. Simonet était dans la salle de billard. Pour des raisons qui n’appartenaient qu’à lui seul, il restait couché et immobile au bas d’un renfoncement du mur qui formait une niche peu profonde, mais assez large. Son visage virait au rouge tomate et ses cheveux avaient l’élégance d’un balai ébouriffé.

Mme Moses porta les mains à ses joues. « Simon ! s’exclama-t-elle. Qu’avez-vous ? »

En guise de réponse, Simon émit un croassement de rapace, puis s’anima et commença à grimper vers le plafond en faisant des pieds et des mains sur les parois de la niche.

« Mon Dieu ! Mais vous allez vous tuer ! cria Mme Moses.