Выбрать главу

— Enfin, Simonet, dis-je, dépité. C’est vrai, quoi ! Arrêtez vos idioties, vous allez vous rompre le cou. »

Mais il n’entrait pas dans les projets du farceur mélancolique de se tuer ou de se rompre le cou. Il atteignit le plafond, y resta suspendu une minute, la figure de plus en plus violette, puis il sauta sur le plancher ; sa chute s’effectua avec une légèreté et une souplesse qui lui permirent d’adopter aussitôt une impeccable position de garde-à-vous. Il nous salua. Mme Moses applaudit.

« Ah ! Simon ! soupira-t-elle. Vous êtes aussi miraculeux qu’une mouche !

— Eh bien, inspecteur », dit Simonet. Il avait la respiration un peu rapide. « Accepterez-vous de vous battre avec moi en l’honneur de cette gente dame ? » Il s’empara d’une queue et fit une passe d’escrime. « Je vous lance un défi, inspecteur Glebski ! En garde ! »

Sur ces mots il pivota vers la table et, sans viser, il envoya une bille contre la bande opposée, avec un claquement si retentissant que j’en vis trente-six chandelles. Je n’avais pas le choix. L’humeur morose, j’allai décrocher au râtelier de quoi soutenir le duel inévitable.

« C’est cela, messieurs, nous encouragea Mme Moses. Battez-vous, battez-vous ! La gente dame abandonne un gage au vainqueur. Elle jeta au centre du billard un mouchoir de dentelle. « Mais hélas ! Mes obligations m’appellent ailleurs. » Elle nous envoya un baiser aérien et s’éloigna.

« Je n’ai jamais vu une femme aussi fantastiquement attirante, commenta Simonet. Il y a de quoi perdre la raison ! » Il accrocha le mouchoir du bout de la flèche, le tira jusqu’à la bande, puis plongea le nez dans les dentelles. Ses yeux se renversèrent dans leurs orbites. « Quelle merveille !… Alors, inspecteur, ça n’a pas marché pour vous non plus, à ce que je vois ?

— Avec vous en travers du chemin », maugréai-je sombrement, tout en disposant les boules en triangle. « Personne ne vous avait demandé de traînailler ici, dans la salle de billard !

— Parce que vous trouvez fin de l’amener au billard ? objecta Simonet, à juste titre.

— Je ne pouvais tout de même pas la conduire à l’office… grimaçai-je.

— Si vous ne savez pas vous y prendre, ne vous en mêlez pas, conseilla Simonet. Et mettez les billes de façon plus régulière, on dirait que vous n’avez pas encore compris que vous êtes en présence d’un champion… Comme cela, oui. Qu’est-ce qu’on joue ? Une londonienne ?

— Non. Quelque chose de plus simple.

— Va pour quelque chose de plus simple », accepta Simonet.

Il déposa avec soin le mouchoir sur le rebord de la fenêtre, s’attarda une seconde, de profil, la tête un peu penchée, à observer quelque chose à travers la vitre, puis revint à la table.

« Vous avez, en mémoire ce qu’Hannibal a infligé aux Romains, à la bataille de Cannes ? questionna-t-il.

— Allez, allez, dis-je. Commencez.

— Je vais vous le rappeler dans une seconde », promit-il. En maniant la queue avec une extrême élégance, il guida la première bille jusqu’à sa place, visa et mit une boule dans le trou. Puis il en mit une deuxième, défaisant la pyramide par la même occasion. Puis, sans que j’aie eu le temps de retirer les billes des réceptacles, il en envoya encore deux de suite dans le trou. Et, seulement alors, il rata son coup.

« Vous avez de la chance », déclara-t-il en saisissant le bleu afin de graisser le procédé. « Réhabilitez-vous. »

Je me mis à tourner autour de la table, à la recherche de la bille la plus facile à attaquer.

« Regardez-moi ça ! » dit Simonet. Il s’était à nouveau approché de la fenêtre, et en restant de profil il surveillait ce qui se passait à l’extérieur. « Il y a un imbécile qui est assis sur le toit… Pardon

2

 ! Deux imbéciles. Le deuxième est debout, je l’avais pris pour la cheminée de la cuisine. Ma parole ! Mes lauriers empêchent quelqu’un de dormir ! On veut m’égaler ! 

— C’est Heenkus », bougonnai-je. J’essayais de trouver la position la plus pratique pour mon coup.

« Heenkus, le petit qui ronchonne tout le temps ? dit Simonet. Bah, un petit être négligeable. Tout le contraire d’Olaf. Celui-là est un vrai descendant des fils de Thor, je vous le dis, inspecteur Glebski. »

Je frappai enfin la boule. Et la manquai. Oui : j’avais manqué une boule élémentaire. Vexant. J’examinai l’extrémité de la queue, passai mes doigts sur le drap vert.

« Inutile de chercher, dit Simonet. Vous n’avez aucune excuse.

— Et vous, qu’est-ce que vous comptez jouer ? » demandai-je. Je suivais ses mouvements avec une certaine perplexité.

« Triple bande et dans l’angle », assura-t-il, l’air innocent.

Je poussai un gémissement et me dirigeai vers la fenêtre afin de ne pas assister à ma déroute. Simonet joua un premier coup. Puis un second. Une morsure de fouet, un choc net, un claquement. Puis il joua une troisième fois et dit :

« Pardon

1

. À vous d’agir, inspecteur. » 

L’ombre de l’homme assis renversa la tête et souleva un bras. Le bras était prolongé par une bouteille. J’identifiai Heenkus. Il allait engloutir une dose respectable et ensuite tendre la bouteille à son compagnon. À celui qui se tenait debout à côté de lui. Qui donc, au fait ? ».

« Vous jouez, ou non ? interrogea Simonet. Qu’est-ce qu’il y a là-bas de si passionnant ?

— Heenkus en train de biberonner, dis-je. Je parie qu’il ne tiendra pas jusqu’au soir sans tomber du toit. »

Heenkus but au goulot pendant de longues secondes, puis reprit la pose qu’il avait à la minute précédente. Il ne proposait rien à l’ombre voisine. Qui cela pouvait-il bien être ? Ah ! La jeune créature, probablement… Je revins à la table, sélectionnai la bille la plus simple et à nouveau ratai mon coup.

« Avez-vous consulté le mémoire de Coriolis sur le billard ? s’informa Simonet.

— Non, répliquai-je. Et ce n’est pas dans mes intentions.

— Eh bien moi, en revanche, je l’ai lu », dit Simonet. Il lui fallut deux coups seulement pour terminer la partie et il paracheva sa victoire en déclenchant la fanfare de son rire sinistre. Je posai la queue en travers de la table.

« Votre partenaire s’avoue vaincu, Simonet », dis-je, à la recherche d’une formule qui compenserait mon humiliation. « Vous allez pouvoir à présent, en toute intimité, vous moucher dans le prix que vous avez gagné. »

La gloire nationale s’empara du carré de dentelle et le glissa solennellement dans sa poche de poitrine.

« Splendide, dit-il. Et maintenant, qu’allons-nous faire ? »

Je réfléchis.

« Je crois bien que je vais aller me raser. L’heure du repas approche.

— Et moi ? demanda Simonet.

— Vous ? Essayez donc de vous surpasser vous-même au billard, conseillai-je. Ou bien, frappez à la porte d’Olaf. Vous avez de l’argent ? Si oui, on vous accueillera là-bas à bras ouverts.

— Bah ! dit Simonet. Déjà fait.

— Quoi, déjà fait ?

— J’ai déjà fait cadeau à Olaf de deux cents couronnes. Il joue comme une machine, sans commettre la moindre faute. Rien de plus ennuyeux. J’ai pris l’initiative de lui envoyer du Barnstokr. En tant qu’illusionniste, il a un peu plus de chances de le plumer…»

En sortant dans le couloir, nous tombâmes sur l’enfant de feu le frère adoré de M. du Barnstokr. L’enfant nous barra le chemin, écarquilla ses oculaires noirs, les laissa miroiter de façon insolente et réclama une cigarette.

« Où en est l’évolution de Heenkus, là-haut ? » demandai-je, le paquet à la main. « Il tient une bonne cuite ?