— Heenkus ? Ah ! oui, ce type…» L’enfant tira une bouffée, arrondit les lèvres et rejeta un nuage de fumée. « Eh bien, non, on ne peut pas parler de cuite. Mais il est déjà considérablement imbibé, et en plus il a emporté une bouteille…
— Oh ! oh ! dis-je. C’est déjà la deuxième.
— Il n’y a pas d’autre distraction dans cet hôtel, estima l’enfant.
— Ah, bon ! Vous l’avez aidé à s’imbiber ? » s’intéressa Simonet.
L’enfant eut une moue dédaigneuse et bruyante.
« Peau, de balle, oui ! Il ne m’a pas offert une goutte ! J’étais sur une chaise à l’office, juste à côté de lui, et il ne m’a même pas jeté un coup d’œil. Il faut dire qu’il y avait Kaïssa à lorgner…»
J’eus alors l’intuition que le moment était venu d’éclaircir enfin la question : garçon ou fille ? Et je tendis mes filets.
« Vous étiez sur une chaise, à l’office, donc ? demandai-je, de mon air le plus patelin.
— Oui, et alors ? C’est interdit par la police, maintenant ?
— Non, mais la police aimerait vérifier un détail. La position exacte que vous aviez sur votre siège.
— Le monde scientifique également », dit Simonet, qui venait à la rescousse. La même idée devait lui avoir traversé l’esprit.
« La police mène une enquête pareille à chaque fois que l’on boit un café ? se renseigna l’enfant.
— Non, dis-je. Seulement aujourd’hui. Je voulais juste savoir si vous étiez debout sur la chaise à ce moment-là. »
Voilà, j’allais savoir… dans une seconde, sous le coup de la question absurde, il… elle dirait : « Non, évidemment, j’étais assis » ou « J’étais assise ». Et pas d’échappatoire possible…
« Debout ? Non, pourquoi ? » s’étonna la jeune créature avec un remarquable sang-froid. « Autant s’asseoir tranquillement quand on veut déguster les gâteaux à la crème de Kaïssa ! Voilà, vous n’ignorez plus rien, même sur ce que j’ai mangé avec mon café.
— Mauvais pour la santé de se bourrer de sucreries avant le repas », dit Simonet. Il avait un ton de réprimande et la déception se lisait sur son visage. Sur le mien également.
« En tout cas, moi, je ne me soûle pas en plein jour », conclut l’enfant, jouissant de son triomphe. « Je laisse cela à votre Heenkus.
— D’accord, marmonnai-je. Bon, je vais me raser.
— D’autres précisions pour l’enquête, peut-être ? lança l’enfant dans notre dos.
— Mais non, dis-je. Allez en paix. »
Une porte claqua : l’ange inclassable s’était retiré dans ses appartements.
« Je vais descendre croquer un morceau », dit Simonet, en marquant une pause sur le palier. « Venez donc, inspecteur il reste encore un peu plus d’une heure…
— Je sais bien ce que vous avez envie de croquer, dis-je. Allez-y tout seul. J’ai une femme et des enfants, Kaïssa ne m’intéresse pas. »
Simonet gloussa à gorge déployée et dit : « Puisque vous êtes un honnête père de famille, vous ne pourriez pas me dire si c’est un gamin ou une gamine ? Je n’arrive pas à débrouiller cette équation.
— Occupez-vous de Kaïssa, dis-je. Et laissez les énigmes entre les mains de la police… À propos, est-ce vous qui êtes à l’origine de la farce de tout à l’heure, la douche ?
— Je n’y aurais même pas pensé. Vous voulez mon avis ? C’est le patron de l’hôtel qui s’amuse. »
Je haussai les épaules, sur quoi chacun de nous partit vaquer à ses petites affaires. Simonet descendit au rez-de-chaussée, j’entendis le bruit de ses chaussures dans l’escalier ; quant à moi, je me dirigeai vers ma chambre. Or, au moment où je me trouvais à la hauteur du musée de l’Alpiniste, un violent craquement résonna de l’autre côté de la porte ; aussitôt quelque chose de très lourd s’effondra, en même temps qu’un objet en verre se pulvérisait sur le sol ; là-dessus s’éleva un commentaire du genre grognement bougon, indéchiffrable. Sans perdre une seconde, je poussai la porte et fis irruption à l’intérieur de la pièce, avec un élan si impétueux que je manquai renverser le responsable de tout ce vacarme. Ce responsable n’était autre que M. Moses. Il avait une main levée au-dessus de la tête et continuait à empoigner un coin du tapis, tandis que son autre main était comme d’habitude occupée à agripper sa chope de métal ; il roulait des yeux dégoûtés en direction de la table de nuit qui gisait sur le flanc ; tout autour brillaient des tessons à partir desquels on imaginait vaguement un vase à fleurs.
« Maudite auberge pouilleuse ! rauqua-t-il en m’apercevant. Tanière infecte !
— Que faites-vous ici ? » m’écriai-je. Je me sentais d’humeur à affronter un ours.
Aussitôt, M. Moses monta sur ses grands chevaux.
« Hein ? Ce que je fais ici ? » brailla-t-il, et il tira le tapis de toutes ses forces, ce qui eut deux conséquences : d’une part, il perdit presque complètement l’équilibre, et d’autre part il envoya le fauteuil plus loin, les pieds en l’air. « Je cherche l’ignoble individu qui va et vient dans l’hôtel, dérobe les biens des gens honnêtes, erre bruyamment dans les couloirs pendant toute la nuit et colle sa sale figure aux fenêtres de la chambre de mon épouse ! Et j’aimerais bien que quelqu’un m’explique pourquoi c’est moi qui dois m’en charger, alors qu’il y a un policier dans la maison ! »
Il rejeta le tapis à l’autre bout de la pièce et se tourna vers moi. Comme il ne s’agissait pas d’un ours, je reculai d’un pas.
« On attend peut-être que je promette une récompense ? » continua-t-il, écumant de plus en plus. « Tout le monde sait bien que la police ne lève jamais son sale petit doigt tant qu’elle n’est pas sûre de toucher une récompense ! Eh bien, soit ! J’en verserai une. Combien désirez-vous ? Oui, vous, inspecteur ! Cinq cents ? Mille ? Dites un chiffre, ce que vous voulez ! Quinze cents couronnes à celui qui me rapportera ma montre en or ! Deux mille couronnes ! »
Je fronçai les sourcils : « On vous a volé votre montre ?
— Oui !
— Quand vous en êtes-vous aperçu ?
— Il n’y a même pas cinq minutes ! »
Finies, donc, les farces innocentes. Il n’était plus question de pantoufles de feutre, ni de douche indûment occupée ; cette fois-ci, une montre en or avait disparu.
« Et quand l’avez-vous vue pour la dernière fois ?
— De bonne heure, ce matin.
— Et où la conserviez-vous, habituellement ?
— Ma montre n’est pas faite pour être conservée ! Elle est destinée à être utilisée ! Je l’avais laissée sur ma table de chevet ! »
Je réfléchis un instant.
« Voilà ce que je vous conseille, dis-je enfin. Rédigez une plainte officielle. Et je me charge d’appeler la police. »
Moses me considéra d’un long regard fixe. Il y eut un silence ; ni lui ni moi ne prenions l’initiative de le rompre. Puis il amena sa tasse à ses lèvres, avala une gorgée et dit :
« Pourquoi diable cette histoire de plainte officielle ? Et pourquoi faire venir la police ? Je ne tiens nullement à confier mon nom à de miteux petits journalistes de province qui vont s’empresser de le traîner dans la boue. Vous ne pouvez pas vous en charger vous-même ? Je vous ai dit que j’offrais une récompense. C’est un acompte que vous attendez ? »
Je haussai les épaules :
« Je ne peux pas m’improviser responsable d’une telle enquête. Je ne suis pas détective privé, je suis fonctionnaire de l’État. D’une part, il y a mon éthique professionnelle, et d’autre part…
— C’est entendu, me coupa-t-il brusquement. Je vais peser le pour et le contre…» Il se tut, puis reprit : « Il se peut qu’elle revienne toute seule à sa place, après tout. J’ose encore espérer qu’il ne s’agit que d’une facétie idiote de plus. Mais si cette montre n’a pas été retrouvée avant demain matin, je rédigerai votre fameuse plainte. »