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Après nous être ainsi mis d’accord sur la tactique à adopter, nous prîmes chacun le chemin de nos chambres respectives.

J’ignore si une nouvelle surprise attendait Moses lorsqu’il franchit le seuil de ses appartements ; en tout cas, du côté de chez moi, les surprises ne manquaient pas. Première découverte : un slogan avait été punaisé sur ma porte. Quand j’entends le mot « culture », je sors mes policiers. Il va sans dire que j’arrachai aussitôt ce bout de papier ; mais il ne constituait que le début de la série. La table de ma chambre n’était plus qu’une flaque de colle déjà à moitié sèche ; quelqu’un avait ouvert une bouteille de colle, en avait répandu le contenu et n’avait même pas fait l’effort de jeter la bouteille dans un autre endroit ; et au centre de cette mare durcie trônait une feuille. Un message. Le plus inepte des messages, écrit en lettres d’imprimerie irrégulières et tordues : « Il est porté à la connaissance de l’inspecteur Glebski que l’hôtel compte parmi ses clients un dénommé Heenkus, qui est en réalité un dangereux gangster, maniaque et sadique, connu dans les milieux du crime sous le surnom de la Fouine. Cet homme est armé et a l’intention d’exécuter un des clients de l’hôtel. Il est instamment demandé à l’inspecteur Glebski de prendre les mesures qui s’imposent. »

Interloqué, hors de moi, je dus m’y reprendre à deux fois avant de saisir la teneur de la feuille engluée sur la table. J’allumai une cigarette et parcourus la pièce du regard. Évidemment, je ne remarquai aucune trace particulière. Je défroissai le slogan que j’avais roulé en boule et le comparai au message. Les initiales qui le composaient étaient bien aussi des caractères d’imprimerie, irréguliers, tordus, mais elles avaient été tracées au crayon. Du reste, ce slogan ne représentait pas une énigme — de toute évidence, c’était l’œuvre de l’enfant. Une simple plaisanterie. Un de ces mots d’ordre imbéciles que les étudiants français peignaient sur les murs de la Sorbonne. En revanche, il fallait voir dans le message une affaire autrement sérieuse. Son auteur aurait pu introduire la feuille sous la fente de la porte ; il aurait pu la coincer dans le trou de la serrure ; ou simplement la poser sur la table, en l’empêchant de s’envoler avec le cendrier, par exemple. Mais non. Et seul le roi des crétins, ou alors un vrai sauvage, avait pu abîmer une table aussi belle afin de réaliser une blague. Je relus encore le bout de papier, tirai de toutes mes forces sur ma cigarette et marchai jusqu’à la fenêtre. Bravo, c’est réussi, pensai-je. Les voilà, tes vacances de rêve. Tu peux vraiment te vanter de jouir enfin de cette liberté si longtemps espérée…

Le soleil était déjà très bas sur l’horizon, et l’ombre de l’hôtel filait sur une bonne centaine de mètres. Sur le toit, comme tout à l’heure, saillait le profil de M. Heenkus, maniaque, sadique et gangster redoutable. Il était seul.

CHAPITRE CINQ

Je me figeai en face de la porte de Heenkus et observai les alentours, avec précaution et méfiance. Le couloir était désert comme toujours. J’entendais le choc des billes les unes contre les autres — une indication sur l’endroit où se trouvait Simonet. Chez Olaf, Olaf continuait à se faire rétamer par du Barnstokr. Dehors, l’ange inclassable bricolait son engin diabolique. Les Moses étaient dans leur chambre. Heenkus, sur le toit. Cinq minutes plus tôt, il était descendu à l’office faire l’acquisition d’une nouvelle bouteille, puis il avait effectué un crochet par sa chambre afin de se munir de sa pelisse ; selon toute vraisemblance, il avait l’intention d’aller se gorger d’air pur au moins jusqu’à l’heure du repas. Et moi, j’étais légèrement incliné devant sa porte et l’une après l’autre j’enfilais dans la serrure les clés du trousseau que j’avais subtilisé dans le bureau du directeur de l’hôtel. Et je me préparais à accomplir un acte relevant de la prévarication pure et simple. Sans mandat, je n’avais évidemment pas le moindre droit de pénétrer dans une chambre et d’y réaliser une perquisition. Mais il me semblait que cette visite était en tout point indispensable. Ce n’était pas seulement que j’avais peur de ne pas pouvoir m’endormir sur mes deux oreilles si je n’entrais pas chez Heenkus ; c’était aussi une question de dignité personnelle.

À la cinquième ou à la sixième clé, le pêne cliqueta avec docilité, et je m’introduisis furtivement dans la pièce. Mes gestes étaient calqués sur les gestes dont sont coutumiers les héros des films d’espionnage : je ne connais pas d’autre manière d’entrer furtivement dans une pièce. Le soleil avait presque déjà disparu derrière la chaîne montagneuse, mais l’endroit où je venais de pénétrer n’était pas encore très sombre. La chambre donnait l’impression de ne pas être occupée, le dessus-de-lit n’avait pas un pli, le cendrier était propre, et les deux valises en bois étaient posées verticalement au centre du tapis. En voyant tout cela, on pouvait difficilement imaginer que le possesseur des valises s’apprêtait à séjourner ici deux semaines.

J’ouvris la première valise, qui était la plus lourde, et son contenu augmenta mes soupçons. C’était un faux bagage typique : quelques chiffons, des draps en lambeaux, des taies d’oreiller déchirées, et un paquet de livres choisis en dépit du bon sens. Il était clair que Heenkus avait tassé là tout ce qui lui était tombé sous la main. Il me fallut inspecter la seconde valise pour découvrir des affaires de voyage dignes de ce nom. Trois changes de linge de corps, un pyjama, un nécessaire de toilette, une série de stylos, une liasse de billets — une liasse épaisse, bien plus conséquente que celle dont je disposais — et deux douzaines de mouchoirs. Il y avait encore une petite fiole en argent (vide), un étui à lunettes contenant des lunettes de soleil, et une bouteille portant une étiquette étrangère (pleine). Mais lorsque j’arrivai tout contre le fond, sous le linge, je péchai un gros chronomètre en or, au cadran compliqué, et un petit Browning de dame.

Je m’assis par terre et prêtai l’oreille aux bruits du dehors. Tout était silencieux pour l’instant, mais je disposais pour réfléchir d’un laps de temps extrêmement réduit. Je regardai le chronomètre sous toutes les coutures. Un monogramme complexe était gravé sur le boîtier. Il était en or véritable, un or aux tons rougeoyants ; le cadran était décoré avec les signes du zodiaque. Le doute n’était pas permis : je tenais là la montre qui avait été dérobée à M. Moses. J’examinai ensuite le pistolet : un bibelot à crosse de nacre, au canon nickelé. Calibre 0.25. Une arme de corps à corps et même, à strictement parler, quelque chose qui n’appartenait à la catégorie des armes que par un effort d’imagination… Non, tout cela était stupide ; vraiment stupide. Aucun gangster ne se serait encombré d’un jouet pareil. Et on pouvait poursuivre le raisonnement : aucun gangster n’aurait pris l’initiative de voler une montre ; même lourde ; même en or massif. Aucun gangster méritant ce titre et cette réputation. Et dans un hôtel, en plus, dès le premier jour, avec tout ce que cela comportait comme risque de se faire pincer aussitôt.

Bien. Bien, bien… Et si j’essayais de formuler mes réflexions en quelques phrases ? Il n’y avait aucune preuve que Heenkus fût un dangereux bandit, maniaque et sadique de surcroît ; en revanche, j’avais une montagne d’éléments prouvant que quelqu’un s’efforçait de faire passer Heenkus pour un gangster. Effectivement, cette valise qui n’en était pas une… Mais c’était une énigme à éclaircir plus tard. Que faire du pistolet et de la montre ? Si je les récupérais et si Heenkus était bel et bien un voleur (mais nullement un gangster), il sortirait de l’histoire innocent comme l’agneau qui vient de naître… D’un autre côté, si quelqu’un, par malveillance, les avait glissés dans ses bagages… Bon sang, je n’arrivais pas à raisonner de manière correcte… Manque d’expérience. Un Hercule Poirot d’opérette, oui… Et pour commencer, si je confisquais les deux objets, j’allais les mettre où ? Les porter sur moi ? Avec un peu de chance, je risquais de me faire accuser de vol… Pas question de les cacher dans ma chambre…