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Je dressai l’oreille à nouveau. La vaisselle tintait dans la salle à manger ; Kaïssa était déjà en train de mettre le couvert. Des pas ébranlèrent le couloir. Puis la voix de stentor de Simonet, interrogeant à la ronde : « Où est donc passé notre inspecteur ? Où se cache notre hardi policier ? » Kaïssa poussa un cri perçant, et un rire propre à glacer d’effroi le plus brave s’empara de tout l’étage.

C’est pourquoi je ne poussai pas plus loin mes cogitations et vidai en hâte le chargeur au creux de ma paume. Je fis couler les cartouches dans ma poche, puis replaçai pistolet et montre au fond de la valise. À peine avais-je eu le temps de bondir dans le couloir en donnant un tour de clé à la serrure, que j’aperçus du Barnstokr. Il venait d’apparaître à l’extrémité de l’étage et je ne voyais que son profil aristocratique ; il était engagé dans une conversation avec un interlocuteur qui ne pouvait être qu’Olaf. 

« Vous me désobligeriez en pensant le contraire, cher ami ! Les du Barnstokr ont-ils jamais refusé une revanche à un adversaire malheureux ? Aujourd’hui même, si cela vous agrée ! Eh bien, disons ce soir, chez vous, à neuf heures ?…»

J’adoptai une pose décontractée (dans le cas précis, il s’agissait de chercher sur moi un cure-dent et de passer aussitôt à l’action sur la molaire la plus proche). Du Barnstokr venait de pivoter ; il me remarqua et agita la main d’une façon fort affable. 

« Mon cher inspecteur ! s’exclama-t-il. Quelle victoire ! Gloire ! Richesse ! Voilà ce que le destin avait aujourd’hui réservé aux du Barnstokr ! »

Je marchai à sa rencontre et nous nous retrouvâmes juste devant sa porte.

« Vous avez réussi à décaver Olaf ? m’informai-je.

— Eh bien, figurez-vous que oui ! » dit-il, tandis qu’un sourire heureux s’épanouissait sur ses lèvres. « Notre bon Olaf joue de façon un peu trop méthodique, avec la sûreté d’une machine, ce qui le prive de toute fantaisie. Il en est presque ennuyeux… Mais permettez, qu’est ceci ? »

Il approcha sa main de ma poche de poitrine et en retira prestement un carton de couleur qui n’était autre qu’une carte à jouer.

« Ça, par exemple ! Mais voilà précisément l’as de cœur qui m’a permis de remporter le pli qui fut fatal à ce pauvre Olaf !…»

Au même moment le pauvre Olaf sortit de sa chambre. Sa silhouette de géant blond parfaitement proportionné nous frôla et nous sourit, sans la moindre ombre de rancune. Je l’entendis murmurer ; «… aller boire l’apéritif…» Du Barnstokr le suivit des yeux en souriant lui aussi ; et soudain, comme s’il se rappelait quelque chose, il m’empoigna par une manche.

« À propos, mon cher inspecteur. Savez-vous que notre délicieux défunt vient de démontrer une nouvelle fois son excellent sens de l’humour ? Entrez donc un petit instant…»

Il m’entraîna chez lui, m’obligea à m’asseoir dans le fauteuil et me proposa un cigare.

« Où l’ai-je fourrée ? » marmonna-t-il, tout en palpant ses poches les unes après les autres. Puis : « Ah ! La voilà ! Jetez un coup d’œil, je vous prie, sur la petite lettre que j’ai reçue tout à l’heure. » Et il me tendit un morceau de papier froissé.

Il y figurait un nouveau message. Les lettres étaient des majuscules d’imprimerie tracées maladroitement, et les chasseurs de fautes d’orthographe ne seraient pas rentrés bredouilles après avoir parcouru le texte. « Vous êtes repairés. Je vous ai dans le collimatteur. N’essayez pas de vous échaper. Ne fêtes pas les imbéciles. Je tirerai sans sommation. F. » 

Je serrai le cigare entre mes incisives et relus ces lignes une deuxième, puis une troisième fois.

« C’est charmant, ne trouvez-vous pas ? » dit du Barnstokr qui était en train de s’arranger devant le miroir. « Nous avons même droit à une signature. Il faudra demander au patron de l’hôtel quel était le nom du Disparu…

— Comment ce billet est-il tombé entre vos mains ?

— J’étais en train de jouer avec Olaf quand un inconnu l’a glissé à l’intérieur de la chambre. Olaf était descendu à l’office pour se procurer une bouteille, et je fumais le cigare en rêvassant dans mon fauteuil. Quelqu’un a frappé à la porte et j’ai dit : “Oui, entrez !” mais personne n’est entré. Je me suis retourné, intrigué, et soudain j’ai vu la lettre par terre près de la porte. Apparemment, on venait de l’introduire par la rainure.

— Et, bien sûr, quand vous avez regardé dans le couloir, il était désert, dis-je.

— J’ai mis assez longtemps avant de m’extraire du fauteuil, avoua du Barnstokr. Et si nous y allions, maintenant ? Je vous dirai franchement que j’ai l’estomac dans les talons. »

Je pliai ce nouveau message dans ma poche et nous nous rendîmes à la salle à manger. En chemin, nous récupérâmes le cher petit ange, mais sans pouvoir le convaincre qu’il convenait de se laver les mains avant de passer à table.

« Je vous trouve l’air préoccupé, inspecteur », remarqua du Barnstokr au moment où nous allions franchir les portes de la salle.

Je rencontrai ses yeux de vieillard, gris et sans tache, et soudain j’eus l’intuition que lui seul était à l’origine de l’affaire des messages ; qu’il l’avait conçue de bout en bout. Pendant une seconde, une vague de rage glacée m’enveloppa, et j’eus envie de trépigner et de hurler : « Mais laissez-moi donc en paix ! Ne me gâchez pas mes vacances de ski ! » Mais, évidemment, je me retins.

Nous entrâmes dans la salle à manger. Tout le monde avait l’air d’être déjà en place. Mme Moses faisait le service pour M. Moses, Simonet et Olaf dansaient d’un pied sur l’autre devant la desserte des hors-d’œuvre, le directeur de l’hôtel distribuait des verres de sa liqueur. Du Barnstokr et son adorable pupille allèrent s’asseoir à table et je rejoignis le groupe des hommes debout. Simonet chuchotait sur un ton lugubre à l’oreille d’Olaf ; il lui décrivait les effets néfastes de la liqueur d’edelweiss sur les organes humains. Tout y passait : leucémie, jaunisse, cancer du duodénum. Olaf émettait des sons de gorge approbateurs et aimables, sans pour autant cesser d’avaler son caviar. Sur ce, Kaïssa entra et aussitôt, tournée vers son patron, entama un discours retentissant : « Il veut pas venir, il dit qu’il descendra pas tant que tout le monde sera pas autour de la table. Et que si tout le monde est en bas, alors, il descendra. Il a fait que répéter cette chanson… Et deux bouteilles vides… 

— Va lui dire que tout le monde est à table, ordonna Snevar.

— Il veut pas me croire, je lui ai bien dit que tout le monde était en bas, mais lui, il… 

— De qui parle-t-on ? questionna M. Moses d’un ton incisif.

— Nous parlons de M. Heenkus, précisa le patron. Il est resté sur le toit, et je…

— Qu’est-ce que vous racontez, sur le toit ! » intervint la jeune créature de sa voix de basse éraillée. « Mais il est là, Heenkus ! » Et elle pointa sa fourchette en direction d’Olaf ; à l’extrémité de la fourchette était enfilé un pickle.