Выбрать главу

« Ah ! quel homme ! » résonna la voix de Mme Moses, cristalline et enthousiaste. « Avez-vous vu cela, messieurs ? Un homme digne de ce nom ! »

Je revins à ma place et me mis à déguster mon potage. Heenkus ne s’était pas relevé pour se servir en hors-d’œuvre ou en soupe ; il se contenta de mettre dans son assiette une petite tranche de gigot. Son aspect extérieur s’était amélioré et il donnait maintenant l’impression de se concentrer sur un grave sujet de méditation. Je tournai mon attention sur l’aimable logorrhée de du Barnstokr. À ce moment le patron de l’hôtel réclama le silence en frappant la lame de son couteau sur le rebord de son assiette.

« Messieurs ! proclama-t-il solennellement. Je vous prie de m’accorder un instant ! À présent que nous voilà tous réunis, je vais me permettre de porter à votre connaissance une nouvelle des plus agréables. Accédant ainsi aux innombrables vœux émis en ce sens par ses clients, l’administration de l’hôtel a pris la décision d’organiser une fête dansante afin de saluer la Venue du Printemps. Cette fête aura lieu aujourd’hui même, immédiatement après le repas. Au programme, messieurs : bal, vin, cartes, insouciants et joyeux propos ! »

Les mains osseuses de Simonet éclatèrent aussitôt en applaudissements tonitruants. Mme Moses l’imita, quoique avec plus de retenue. L’animation était devenue générale. Moses, d’ordinaire si intraitable, après avoir avalé une bonne rasade puisée dans sa chope, bougonna d’une voix sifflante : « Les cartes, bon… passe encore…» L’adorable pupille de du Barnstokr cognait sa fourchette sur la table et me tirait la langue. Une petite langue rose qui d’ailleurs n’était pas loin d’être charmante. Et voilà qu’au comble de ce chahut, au sommet de ce brouhaha animé, je sentis Heenkus se coller à moi et me glisser dans le tuyau de l’oreille :

« Écoutez, inspecteur, j’ai entendu dire que vous étiez dans la police… Je ne sais pas quoi faire. Je viens d’ouvrir ma valise… j’avais besoin d’un médicament. On m’a prescrit de prendre avant les repas une espèce de mixture… Et dans ma valise, j’avais mis… des vêtements chauds, quoi… un gilet de fourrure, des chaussettes et… Eh bien, tout cela a disparu. Remplacé par des chiffons, du linge déchiré… qui ne m’a jamais appartenu… et des livres…»

Je posai sans bruit ma cuillère à côté de mon assiette et le dévisageai. Il avait les yeux ronds, sa paupière droite était secouée de tics et toute son expression suait la peur la plus authentique. Un gangster de grande envergure. Maniaque. Sadique.

« Bien, dis-je, les dents serrées. Que désirez-vous de moi ? »

Il parut aussitôt s’affaiblir, se ternir, et rentra la tête entre les épaules.

« Non, enfin, je… rien… Simplement, je ne comprends pas. Est-ce que c’est une plaisanterie, ou bien… Si c’est un vol, comme vous êtes policier, je… Mais bien entendu, c’est peut-être une farce, et… Qu’en pensez-vous ?

— Oui, Heenkus », dis-je, en me détournant pour m’intéresser à nouveau à ma soupe. « Cette maison est un repaire de farceurs. Considérez donc, Heenkus, qu’il s’agit d’une simple plaisanterie. »

CHAPITRE SIX

À mon grand étonnement, le projet de fête du Printemps se déroula sans accroc. Le repas fut vite expédié, personne n’ayant pris le parti de se goinfrer pendant des heures. Et tous restèrent dans la salle à manger, à l’exception de Heenkus qui bafouilla des excuses inaudibles et repartit en direction du toit, dans le but d’exposer l’intérieur de ses poumons à un bain d’oxygène montagnard. Il se déplaçait comme une loque. Je l’accompagnai du regard, l’esprit assailli par quelque chose qui n’était pas sans ressembler à une bouffée de remords. L’idée m’avait effleuré qu’il serait sans doute bon de m’introduire à nouveau dans sa chambre, comme tout à l’heure, mais cette fois-ci pour retirer cette maudite montre de l’endroit où on l’avait dissimulée. Une farce, oui, admettons ; mais il était clair que cette montre pouvait lui causer de sérieux désagréments. Et le pauvre homme n’a pas besoin d’ennuis supplémentaires, pensai-je. Et moi non plus ; j’en avais soupé des ennuis, des blagues et de ma propre stupidité. Et si je me soûlais ? décidai-je. Cette grande résolution me soulagea aussitôt. J’explorai la vaisselle disponible sur la table et échangeai mon verre à liqueur contre un verre plus conséquent. Qu’est-ce qui m’avait pris de me fourrer jusqu’au cou dans ces histoires ? J’étais en vacances, non ? Et du reste, qui avait dit que j’appartenais à la police ? Il ne fallait pas attacher d’importance à la profession qui figurait sur le registre en face de mon nom… J’avais plaisanté… une blague de plus !… Car en fait, j’étais professeur d’éducation physique, à la retraite… Ou non, plutôt, en réalité, si cela intéressait quelqu’un, j’étais représentant de commerce. Je vendais des lavabos d’occasion. Oui. Lavabos, cuvettes de w.-c… À propos, pour un avoué, même chargé de gérer des biens de mineur, on pouvait juger bizarre le vocabulaire particulièrement limité de Heenkus. Je repoussai cette idée importune et m’efforçai de mêler mes braiments à ceux de Simonet ; Simonet venait de lancer un de ces traits d’esprit pour corps de garde dont il avait le secret, et je m’esclaffai, sans d’ailleurs l’avoir entendu. J’avalai cul sec un demi-verre à bière de brandy, puis me reversai la même chose. À la seconde suivante, je sentis que mon cerveau s’était mis à tambouriner sous mon crâne. 

Cependant les réjouissances avaient démarré. Kaïssa n’avait pas encore ôté toute la vaisselle sale que déjà une petite table recouverte d’un tapis vert avait fait son apparition dans un coin de la pièce, et que M. du Barnstokr et M. Moses s’invitaient mutuellement à y prendre place, à grand renfort de gesticulations cérémonieuses. Le directeur de l’hôtel brancha un appareil et une musique assourdissante nous enveloppa. Olaf et Simonet se précipitèrent en même temps pour inviter Mme Moses, et comme celle-ci n’était pas parvenue à rassembler ses esprits ou ses forces pour fixer son choix sur l’un des deux cavaliers, ils se mirent à danser en trio. La jeune créature était à nouveau en train de me tirer la langue. Parfait ! Je réussis à quitter mon siège et, du pas le plus ferme auquel m’autorisait le brandy déjà ingéré, je me dirigeai vers cette jeune insolente… vers ce jeune insolent. J’emportais avec moi le verre et la bouteille. C’était maintenant ou jamais. En tout cas, mener une enquête pour déterminer le sexe d’un ange présentait plus d’attrait que vols de montres, détournements de pantoufles et recels d’autres objets miteux. Je n’oubliais pas non plus ma nouvelle personnalité de représentant de commerce. Lavabos d’occasion, état impeccable, merveilleusement bien conservés, comme neufs…

« M’accorderez-vous cette danse mademoiselle

2

 ? » dis-je, en me laissant choir sur la chaise voisine de ce démon de l’ambiguïté. 

« Je ne danse pas, chère madame, répliqua celui-ci. Mettez un terme à vos singeries et donnez-moi plutôt une cigarette. »

Je tendis une cigarette à l’étrange enfant, ingurgitai une nouvelle rasade de brandy et me mis à lui débiter un discours. Sa conduite était amorale — a-mo-ra-le ! — et ses manières inacceptables. J’allais lui donner une fessée, oui, une bonne fessée un de ces jours, si on m’en laissait le temps. Ou même (ceci ajouté après un temps de réflexion), j’allais mettre en branle la justice, avec pour motif port de vêtements inconvenants dans un endroit public. Ah ! alors, comme cela, on suspendait des slogans ? C’était très, très vilain. Et on les épinglait sur les portes, hein ? C’était choquant, bloquant et… bloquant. Oui, parfaitement, bloquant. Qu’on n’aille pas croire qu’un honnête négociant comme moi allait le permettre… (Une lumineuse inspiration fulgurait en moi.) Et j’allais déposer une plainte à la police contre les fauteurs de trouble. (J’étais en train d’éclater d’un rire heureux.) De mon côté, ce que je pouvais faire, c’était lui proposer une… non, pas une cuvette de w.-c., ce qui serait du plus mauvais goût ; surtout à table… mais… un lavabo de toute beauté. Oui, aussi impeccable que s’il n’avait jamais servi ; de quoi se pâmer, une pure merveille. Produit par les ateliers « Paul Bouret ». D’accord ? Il était d’accord ? Elle voulait bien ? Ah ! les vacances ! Tout ce qu’elles permettaient de faire !…