La jeune créature participait au dialogue, avec beaucoup d’esprit et d’à-propos ; sa voix prenait tantôt le chemin d’une basse hésitante de garçon en train de muer, tantôt les douces inflexions d’alto d’une jeune fille. J’avais la tête qui tournait ; très vite, j’eus l’impression que je bavardais en même temps avec deux interlocuteurs. Voilà qu’à côté de moi se tenait un adolescent gâté, déjà engagé sur la mauvaise pente, un garçon qui passait son temps à s’envoyer mon brandy ; et je me sentais responsable de lui, en tant que collaborateur de la police, cadre commercial expérimenté et aussi, tout simplement, parce que j’estimais qu’il me devait le respect. À la minute suivante, je me trouvais en compagnie d’une jeune fille ravissante, piquante même, et qui (grâce à Dieu !) ne ressemblait en rien à ma vieille épouse ; et apparemment je commençais à éprouver, à l’égard de cette adolescente, des sentiments qui s’égaraient au-delà de la tendresse paternelle. Le garçon persistait à vouloir se mêler à la conversation, et je devais en permanence le remettre à sa place ; en revanche, je réussis à exposer à la jeune fille mes conceptions sur le mariage, alliance volontaire entre deux cœurs assumant des responsabilités morales bien définies. Puis je pris un ton sévère : dans ce cas, vélos et motos étaient exclus ; il fallait nous entendre là-dessus dès maintenant. Car ma vieille épouse ne supportait pas ce genre de choses. Nous définîmes un terrain d’entente et levâmes notre verre. Je bus la moitié de mon cognac avec l’adolescent, puis je le terminai avec la jeune fille, ma fiancée. Bon sang de bonsoir, on n’allait tout de même pas interdire à une jeune adulte de savourer quelques gorgées d’un excellent cognac ! Je me répétai cette pensée un certain nombre de fois, non sans un arrière-goût de défi, car elle m’apparaissait — même à moi — plus que discutable. Puis je me renversai en arrière sur ma chaise et embrassai du regard salle et assistance.
Tout évoluait le mieux du monde. Ni la loi ni les normes morales n’étaient transgressées. Personne n’agrafait de slogan, personne n’écrivait de billets, personne ne volait de montre. La musique résonnait à pleine force. Du Barnstokr, Moses et le directeur de l’hôtel tapaient le carton sans avoir fixé de limite à leurs mises. Mme Moses dansait avec Simonet quelque chose de tout à fait moderne et ils se déchaînaient tous les deux. Kaïssa débarrassait toujours, entourée d’un tourbillon d’assiettes, de fourchettes et d’Olafs. Toute la vaisselle posée sur la table était en mouvement ; la bouteille fuyait elle aussi vers un rebord ; j’eus à peine le temps de la récupérer au vol, ce qui eut pour conséquence un certain arrosage de mon pantalon. Je pris un ton pénétré :
« Brunn », dis-je, d’un ton pénétré, « n’y attachez pas d’importance. Ce ne sont que des blagues idiotes. Des histoires négligeables de montres en or, de draps déchirés…» Soudain je fus saisi d’une nouvelle illumination. « Au fait, mon garçon, dis-je. Tu n’as pas envie que je t’apprenne à tirer au pistolet ?
— Pourquoi m’appelez-vous “mon garçon” ? répondit tristement la jeune fille. On dirait que vous avez oublié que nous venons de nous fiancer.
— Raison de plus ! m’écriai-je avec enthousiasme. J’ai un Browning pour dames…»
Pendant quelques minutes nous discutâmes pistolets, bagues de fiançailles et aussi, pour une raison qui maintenant m’échappe, télékinésie. Puis je sentis que les doutes m’étouffaient.
« Non ! dis-je, n’en pouvant plus. Je refuse de continuer dans ces conditions. Ôtez d’abord vos lunettes. Je n’ai pas envie d’acheter chat en poche, comme on dit. »
C’était une erreur. La jeune fille se vexa et se retira on ne sait où, laissant place au garçon qui multiplia aussitôt ses efforts pour être odieux. Par bonheur Mme Moses s’approcha à ce moment-là et m’invita pour une danse ; j’acceptai l’offre avec grand plaisir. Très vite, une certitude inébranlable se fit jour en moi ; littéralement une minute plus tard, j’étais en train de me traiter d’imbécile, tant il était évident que depuis le début je devais lier mon destin à Mme Moses. À Olga, oui, à mon Olga, et à nulle autre ! Les petites mains d’Olga avaient une douceur divine, elles étaient dépourvues de hâle et d’égratignures ; et elles ne se refusaient pas à mes baisers ; et Olga possédait des yeux merveilleux qui ne se dérobaient pas derrière des systèmes optiques plus ou moins sophistiqués ; et le parfum d’Olga était envoûtant ; et elle n’était pas flanquée d’un double masculin, d’un frère insolent, d’un grossier petit monsieur qui empêchait de se livrer aux tendres confidences. Je n’oublie pas Simonet, qui tournicotait sans relâche autour de nous ; mais avec un farceur mélancolique, un glorieux physicien, la question pourrait se régler sans conflit, puisque Olga et lui n’étaient pas jumeaux. Et puis, nous étions tous deux des hommes d’âge mûr, occupés sur les conseils de notre médecin traitant à suivre une cure de satisfactions sensuelles. Nous nous écrasions mutuellement les pieds, tout en nous répandant en excuses mâles et honnêtes : « Pardon, mon vieux. Je n’ai pas fait exprès…»
Puis j’eus l’impression de m’être soudainement dégrisé. Je constatai alors que je me trouvais en compagnie de Mme Moses, juste derrière le lourd rideau qui avait été tiré devant la fenêtre. Je la tenais par la taille, elle avait incliné la tête sur mon épaule et me disait :
« Regarde, comme la vue est superbe !…»
Ce passage inattendu au tutoiement me plongea dans la confusion, et je me mis à observer le paysage d’un air obtus, tout en réfléchissant à la manière la plus délicate d’ôter mon bras de sa taille pendant qu’il en était encore temps et que personne encore ne nous avait surpris. Du reste, la vue ne manquait pas de charme, effectivement. La lune devait être déjà haut dans le ciel, toute la vallée dormait en bleu azur sous ses rayons, et les montagnes toutes proches paraissaient suspendues dans l’air immobile. J’avisai pour finir l’ombre déprimée du malheureux Heenkus, recroquevillé sur le toit, et je marmonnai :
« Heenkus… Quel pauvre bougre ! »
Mme Moses s’écarta légèrement et me considéra de bas en haut.
« Pauvre bougre ? s’étonna-t-elle. Pourquoi cela ?
— Il est gravement malade, expliquai-je. Il a la tuberculose, ce qui le terrorise.
— Oui, c’est exact, approuva-t-elle. Vous aurez noté, vous aussi ? Il passe son temps à avoir peur. Un monsieur plus que suspect, et très désagréable. Et si éloigné de notre milieu…»
Je soupirai en hochant la tête. Tant d’injustice m’affligeait.
« Vous voyez, vous aussi vous chantez la même chanson, dis-je. Il n’y a rien de suspect chez cet homme. C’est simplement un petit être solitaire, un pauvre bougre sur lequel le malheur s’acharne. Quelqu’un de très pitoyable. Vous auriez dû le voir verdir et se couvrir de sueur… Et pour couronner le tout, il est sans cesse victime de blagues, de farces…»