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Elle se répandit soudain en éclats de rire. Son rire avait une tonalité cristalline qui faisait mes délices.

« Le comte Greystock avait lui aussi l’habitude de devenir vert à tout instant. Ce que cela pouvait nous amuser ! »

Il était malaisé de répliquer à cette affirmation. Je profitai du silence pour retirer enfin mon bras de sa taille, et, soulagé, je lui proposai une cigarette. Elle refusa et se lança dans une longue tirade où tourbillonnaient ducs, barons, vicomtes et princes. Je lui prêtais toute mon attention, mais j’essayais surtout de me rappeler quel concours de circonstances et quelle impulsion m’avaient conduit avec elle derrière ces épaisses tentures. C’est alors que le rideau s’écarta avec une violence bruyante, et que dans l’ouverture apparut la silhouette de l’ange adolescent. Il ne me jeta pas un coup d’œil, frotta son pied par terre avec une gêne visible et articula en sifflant :

« Permettez-vous

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 ? 

— Bitte

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, mon cher jeune homme », répondit Mme Moses en pivotant avec une élégance somptueuse. Elle tourna vers moi un sourire charmeur et son visage m’éblouit une fois de plus. Je la vis s’éloigner en glissant sur le parquet, guidée par l’inclassable créature qui avait passé le bras autour de ses épaules. 

Je soufflai et m’épongeai le front avec un mouchoir. La table était à présent propre et nette. Le trio de joueurs de cartes continuait à taper le carton dans un coin de la pièce. On entendait Simonet malmener l’ivoire dans la salle de billard ; Olaf et Kaïssa s’étaient évaporés dans la nature. Le son des haut-parleurs avait été baissé ; Mme Moses et Brunn faisaient à qui voulait les admirer une démonstration de très haute maîtrise. Je les contournai sans les interrompre et pris le chemin du billard.

Simonet m’accueillit par un moulinet de queue enthousiaste et vertical. Sans perdre une seconde, comme si le temps nous était compté, il me proposa cinq billes d’avantage pour la partie à venir. Je me débarrassai de ma veste, retroussai mes manches de chemise, et le jeu démarra. Je perdis une invraisemblable quantité de parties, ce que je dus payer en subissant une invraisemblable quantité d’anecdotes. Je me sentais l’âme immensément légère. Les histoires drôles de Simonet provoquaient en moi des accès d’hilarité tonitruante, bien que leur sens me fût plutôt hermétique, car elles avaient pour thèmes de base je ne sais quels quarks, je ne sais quelles vaches ruminant à gauche, ainsi que des universitaires aux noms étrangers ; sans céder aux conseils de mon partenaire et sans flancher devant ses quolibets, je buvais des verres de soda ; à chaque fois que je ratais un coup, je me mettais la main sur le cœur et gémissais de façon exagérée et fort théâtrale ; et quand par extraordinaire je touchais une bille, mon triomphe débordait dans toute la pièce ; j’avais inventé de nouvelles règles du jeu que je défendais avec flamme ; je finis par perdre tout sens de la mesure, enlevai ma cravate et déboutonnai mon col. Je crois bien que j’étais complètement parti. Simonet lui aussi était complètement parti. Il réussissait à envoyer dans le trou des billes inimaginables, théoriquement impossibles ; il courait le long des murs et même au plafond, semble-t-il ; dans les intervalles qui n’étaient pas occupés par ses anecdotes il entonnait à pleine gorge des chansons à contenu mathématique ; et sans cesse il s’adressait à moi en me tutoyant, puis se corrigeait aussitôt : « Pardon

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, vieux frère ! Cette maudite éducation démocratique !…» 

La porte du billard était ouverte à deux battants et cela me permettait d’apercevoir tantôt Olaf en train de danser avec l’enfant, tantôt le patron qui apportait à la table de jeu un plateau rempli de liqueurs, tantôt Kaïssa, qui aurait gagné le premier prix de rougeur dans une compétition de pavots. La musique continuait de se déverser sur ce décor, elle était agrémentée des exclamations passionnées des joueurs, des annonces de pique, des « atout trèfle ! » ou des « coupe à cœur ! ». De temps en temps montait un grognement rauque : « Dites donc, vous, Drabl… Bandr… duBn !…», suivi du choc indigné de la chope sur la table, et de la voix de Snevar : « Messieurs, messieurs ! L’argent n’est que fumée…», puis parvenait jusqu’à moi le rire cristallin de Mme Moses, accompagné de sa voix de poupée : « Mais Moses, que faites-vous donc ? C’était tout à l’heure qu’il fallait jouer du pique !…» À la suite de quoi l’horloge sonna la demie d’une heure quelconque ; il y eut un bruit de chaises, et j’aperçus Moses qui s’était levé et tapotait l’épaule de du Barnstokr avec sa main libre, l’autre brandissant toujours sa chope ; je l’entendis proclamer haut et fort : « Comme vous voudrez, messieurs, mais les Moses vont aller se coucher, il est temps. Le jeu a été fort agréable, Bam… du… Vous êtes un adversaire redoutable. Bonne nuit, messieurs ! Retirons-nous, ma chère amie…» « Je me rappelle qu’ensuite Simonet se déclara en panne de combustible (selon sa propre expression) et que je me rendis à la salle à manger en quête d’une nouvelle bouteille de brandy ; il était temps, pour moi aussi, de remplir à ras bord mes réservoirs de joie et d’insouciance. 

La musique retentissait toujours, mais la grande salle à présent était vide, peuplée par le seul du Barnstokr. Il était assis devant le tapis vert et me tournait le dos, comme plongé dans ses réflexions ; et il accomplissait des miracles avec deux jeux de cartes. Sans à-coups, ses longs doigts blancs faisaient surgir au milieu de l’espace des cartes qu’il obligeait ensuite à disparaître à la surface de ses paumes étalées ; il projetait d’une main à l’autre des jeux entiers qui devenaient devant lui une suite de taches brillantes en mouvement, puis un éventail qui se dispersait, fondait, s’évanouissait. Il n’avait pas remarqué mon intrusion et je m’en serais voulu de le détourner de tels prodiges de sorcellerie. J’attrapai une bouteille sur le buffet et, sans plus m’attarder, sur la pointe des pieds, je retournai au billard.

Lorsque la moitié de la bouteille fut éclusée, ou presque, je réussis en un seul geste puissant à envoyer deux billes pardessus bord et à écorcher le drap vert de la surface de jeu. Simonet exprima aussitôt son admiration délirante ; mais je compris que le moment était venu d’arrêter les frais.

« Terminé », annonçai-je, en posant la queue en travers de la table. « Je vais aller respirer un peu d’air frais. »

Je longeai la salle à manger, à présent complètement déserte, descendis dans le hall et sortis sur le seuil. Je ressentais une certaine tristesse à l’idée que la soirée de fête était achevée, sans que rien d’intéressant ne s’y fût produit, sinon que j’avais laissé passer ma chance avec Mme Moses et que j’avais débité un monceau de sottises à l’enfant du défunt frère de M. du Barnstokr ; ma nostalgie s’alimentait également au fait que la lune était brillante, petite, glaciale, et que seuls neige et rochers s’étendaient sur des milles et des milles. Je confiai mes impressions au saint-bernard qui effectuait sa ronde nocturne ; il les partagea volontiers ; oui, la nuit était bien comme je la décrivais, paisible à l’excès et désertique ; et il était aussi d’accord avec moi sur le fait que la solitude, malgré ses énormes avantages, restait une saloperie de solitude. En revanche, il refusa catégoriquement de lancer sur la plaine un long hurlement, ou ne fût-ce qu’un aboiement de taille plus discrète. J’eus beau essayer de le convaincre ; au bout d’un moment, il secoua la tête, s’écarta de moi et se coucha au bord des marches.

Je me dégourdis les jambes en me promenant devant l’hôtel, sur le chemin dégagé de sa neige ; il ne continuait pas très loin et je devais vite faire demi-tour. Au cours de mes allées et venues, j’écarquillai les yeux sur la façade qui était baignée de rayons de lune bleu pâle. La fenêtre de la cuisine y formait une tache jaune ; celle de la chambre de Mme Moses y projetait une tache rose ; la lumière brillait également chez du Barnstokr et derrière les tentures de la salle à manger. Toutes les autres ouvertures étaient sombres, et quant à la fenêtre d’Olaf, elle était béante, comme ce matin. Sur le toit on remarquait encore la silhouette solitaire de Heenkus, emmitouflé dans sa pelisse, la tête rentrée entre les épaules ; Heenkus, martyr, aussi seul que Lel et moi, mais beaucoup plus malheureux, courbé sous le fardeau de sa terreur.