« Hé ! Heenkus ! » l’interpellai-je à voix basse, mais il ne bougea pas d’un millimètre. Peut-être était-il en train de somnoler ? Ou ne percevait-il plus rien, les oreilles prises à la fois sous la fourrure rabattue de sa toque et les épaisseurs de son col relevé ?
J’étais gelé. Avec un plaisir indéniable je songeai que l’heure avait sonné d’aller me réchauffer avec un verre de vin brûlant.
« Allez, viens, Lel ! » dis-je, et nous rentrâmes dans le hall. Où nous tombâmes sur le directeur de l’hôtel. Je lui fis aussitôt part de mes intentions. Il les accueillit avec une compréhension pleine et entière.
« On va pouvoir s’installer dans le salon, dit-il. Allez vous asseoir près de la cheminée, Peter, je vais m’occuper du reste. »
J’obéis sans rechigner à cette invite et pris place devant le feu, les mains tendues afin d’expulser le froid qui s’était emparé d’elles. J’entendis le patron remuer dans le hall, faire quelques recommandations bougonnes à Kaïssa et à nouveau marcher dans le hall en faisant claquer les interrupteurs les uns après les autres ; puis ses pas s’éteignirent, et en haut, dans la salle à manger, la musique s’interrompit. Il redescendit pesamment les escaliers, retraversa le hall, et je distinguai le chuchotement qu’il adressait au chien : « Non, non, Lel, n’insiste pas. Tu as répété cette ignoble saleté. Et à l’intérieur de la maison, cette fois-ci M. Olaf s’en est plaint. C’est honteux. Où a-t-on vu qu’un chien bien éduqué… ? »
J’en déduisis que le Viking avait eu droit à une seconde goutte de déshonneur, et je dois dire qu’une certaine joie mauvaise n’était pas absente de ma déduction. Je revis la manière crâne avec laquelle Olaf avait dansé tout à l’heure avec la jeune créature, et ma joie mauvaise augmenta. Aussi, lorsque le saint-bernard entra au salon, tête basse pour bien marquer sa confusion, lorsqu’il cliqueta des griffes près du fauteuil et fourra son museau froid contre ma main fermée, je m’empressai de lui flatter l’échine et de murmurer : « Bravo, mon chien ! Voilà comment il faut le traiter, celui-là ! »
À cette seconde précise, le plancher tressaillit sous mes pieds ; une petite secousse ; les vitres tintèrent d’une façon plaintive, et j’entendis au loin un puissant grondement. Lel releva la tête et dressa les oreilles, du moins autant que le lui permettaient ses touffes de poils. Je jetai un coup d’œil machinal à ma montre : il était dix heures passées de deux minutes. Je me tendis, aux aguets, mais le tonnerre lointain ne se reproduisit pas. Une porte claqua avec force à l’étage, des bruits de casseroles sonnèrent à la cuisine. Kaïssa se plaignit, à voix haute : « Oh ! Seigneur ! » Je me mis debout, mais déjà des pas s’approchaient, et le patron arriva, tenant deux verres de breuvage fumant.
« Vous avez entendu ? demanda-t-il.
— Oui. Qu’est-ce que c’était ?
— Une avalanche. Pas très loin… Excusez-moi une minute, Peter. »
Il posa les verres sur le rebord de la cheminée et sortit. Je pris le mien et retournai m’asseoir dans mon fauteuil. Je n’avais jamais été aussi tranquille. Les avalanches ne m’effrayaient pas et le vin chaud, préparé avec du porto, du citron et de la cannelle, était au-dessus de toutes louanges. Fantastique ! pensai-je, tout en me tassant sur mon siège à la recherche de la meilleure position.
« Fantastique ! dis-je, à haute voix. Pas vrai, Lel ? »
Bien qu’il fût privé de vin chaud, Lel n’émit aucune objection.
Le patron revint dans le salon. Il prit son verre, s’assit à côté de moi et pendant un certain temps contempla en silence les braises rougeoyantes.
« Ça va mal, Peter », fit-il enfin, d’une voix à la fois assourdie et solennelle. « Nous voilà coupés du monde extérieur.
— Qu’est-ce à dire ? demandai-je.
— Vous êtes en congé jusqu’à quelle date, Peter ? continua-t-il sur le même ton.
— Eh bien, disons jusqu’au 20. Pourquoi ?
— Jusqu’au 20…, répéta-t-il avec lenteur. Presque vingt jours… Bon, vous avez peut-être une chance de pouvoir reprendre le travail à la bonne date. »
Je posai le verre sur mon genou droit et fixai ce mystificateur avec la grimace la plus sarcastique de mon répertoire.
« Parlez sans détour, Alek, dis-je. Il est enfin revenu parmi nous ? »
Le patron dévoila toutes ses dents en un large sourire de satisfaction.
« Non, nous n’en sommes pas là, par bonheur. Je dois vous dire — mais que ceci reste entre nous — qu’IL était d’une nature particulièrement hargneuse, et que si un type aussi acariâtre que LUI devait réapparaître… Enfin, mieux vaut ne dire que du bien des morts, ou se taire. Mais parlons des vivants. Je suis heureux pour vous des vingt jours dont vous disposez, parce qu’il faudra bien tout ce temps avant que l’on parvienne jusqu’à nous. »
Il n’était pas difficile de comprendre.
« La route est bloquée ?
— Oui. Je viens de tenter d’établir une liaison avec le monde extérieur. Le téléphone est muet. Il y a une seule explication possible, et j’en ai fait l’expérience plusieurs fois au cours des dix dernières années : l’avalanche a rempli le Goulot de Bouteille. Vous savez ? Cette gorge que vous avez franchie en arrivant, et qui est l’unique accès de ma vallée. »
Il but une gorgée.
« Je m’en étais douté, continua-t-il. Le bruit venait du nord. À présent il ne nous reste qu’à attendre. Attendre qu’on se soit souvenu de notre existence, et qu’une brigade de dégagement se soit mise à l’ouvrage…
— Nous ne manquerons pas d’eau, remarquai-je pensivement. Mais la neige est une nourriture un peu maigre. N’y a-t-il pas un risque de voir se dérouler ici des scènes d’anthropophagie ?
— Non », dit le patron, avec un air de regret sincère. « À moins que vous n’ayez envie de varier les menus. Mais je vous préviens tout de suite : je ne vous livrerai pas notre Kaïssa. En revanche, je vous autorise à ronger les os de M. du Barnstokr. Ce vieux gredin m’a délesté de soixante-dix couronnes.
— Et le combustible ?
— De toute façon, nous avons en réserve mes moteurs à mouvement perpétuel.
— Hum…, dis-je. Parce qu’ils sont en bois ? »
Le patron m’envoya un regard chargé de reproche. Puis il dit : « Pourquoi donc, Peter, ne vous intéressez-vous pas à l’état de ma cave ?
— Eh bien ?
— En ce qui concerne les stocks de la cave, articula fièrement Snevar, tout va pour le mieux. Si l’on compte seulement la liqueur, nous avons devant nous cent vingt bouteilles. »
Nous restâmes un moment sans rien ajouter, à regarder les braises et à déguster à petites gorgées paisibles le contenu de nos verres. Je m’étais rarement senti aussi bien. J’envisageais sous tous leurs angles les perspectives qui se dessinaient pour les jours à venir, et plus je les envisageais, plus elles me paraissaient agréables. Puis le patron dit soudain : « Un seul détail me préoccupe, Peter, si vous voulez que je parle sérieusement. Il me semble que j’ai perdu de bons clients.