— Comment cela ? m’exclamai-je. Au contraire ! Huit grosses mouches viennent de se faire prendre dans votre toile, et elles n’ont désormais aucune chance de s’en libérer avant vingt longs jours. Et quelle publicité ! Tous vont propager ensuite les horribles détails de leur aventure, raconter comment ils ont été enterrés vifs, comment ils ont failli devenir cannibales…
— C’est exact, convint Snevar, avec suffisance. J’ai déjà réfléchi à cet aspect de la question. Mais j’aurais pu attraper des mouches supplémentaires ; des amis de Heenkus devaient arriver incessamment…
— Des amis de Heenkus ? m’étonnai-je. Il vous a annoncé qu’il attendait des amis ?
— Non, il ne me l’a pas dit, mais… Il a envoyé un message télégraphique à Mursbruck et il m’a dicté le télégramme.
— Et alors ? »
Le patron leva l’index et déclama. Il était solennel.
« “Mursbruck. Vous attends Auberge de l’Alpiniste mort. Venez vite.” Quelque chose dans ce genre-là.
— Je n’aurais jamais imaginé, marmonnai-je, que Heenkus pût avoir des amis disposés à partager avec lui sa solitude. Quoique… pourquoi pas ? Why not, si je peux me permettre une citation…»
CHAPITRE SEPT
Vers minuit, Snevar et moi partageâmes les dernières gouttes de la cruche où refroidissait le vin chaud. Nous venions de débattre sur la meilleure manière de porter à la connaissance des clients de l’hôtel cette nouvelle donnée de leur existence — le fait qu’ils étaient emmurés vivants. Nous en avions profité pour résoudre quelques problèmes ayant valeur plus universelle, et entre autres : l’humanité était-elle condamnée à s’éteindre ? (oui, elle l’était, mais nous-mêmes ne serions pas témoins de l’extinction) ; se rencontrait-il dans la nature des phénomènes inaccessibles aux efforts cognitifs de l’homme ? (oui, il s’en rencontrait, mais nous n’en avions pas connaissance) ; le saint-bernard nommé Lel était-il une créature douée de raison ? (oui, il l’était, bien que fût nulle la possibilité d’en convaincre les savants crétinisés) ; l’Univers se trouvait-il sous la menace de la célèbre mort thermique ? (non, la menace était écartée, il suffisait de se souvenir que dans la grange attenante à l’hôtel reposaient les moteurs à mouvement perpétuel de la première, et même de la seconde génération) ; quel était le sexe de Brunn ? (je restai fort perplexe sur le sujet, et quant à Snevar, il défendit une idée étrange — Brunn était un zombi, c’est-à-dire un cadavre asexué, animé par des procédés magiques)…
Kaïssa avait fini de mettre de l’ordre dans la salle à manger, et maintenant que les montagnes de vaisselle s’étaient évanouies elle se présentait pour demander la permission d’aller se coucher. Nous l’y autorisâmes. Le patron l’accompagna des yeux au moment où elle sortait, et se plaignit de sa solitude et du fait que sa femme l’avait quitté. Enfin, quitté… façon de parler… rien n’était jamais aussi simple… bref, il se retrouvait à présent sans femme. Je lui répondis que je ne lui conseillais pas d’épouser Kaïssa. En premier lieu, cela nuirait au bon fonctionnement de l’établissement. Et, deuxième point, Kaïssa aimait beaucoup trop les hommes pour devenir une bonne épouse. Le patron en convint aisément ; il y avait beaucoup pensé et était parvenu à des conclusions similaires. Mais, remarqua-t-il, à qui d’autre pouvait-il bien se marier dans les conditions où nous nous trouvions, tous emmurés dans cette vallée jusqu’à la fin des temps ? Formuler un nouveau conseil à ce moment de la discussion dépassait mes faibles forces. Je me contentai d’exprimer mon repentir ; par mon mariage de ce soir j’avais en quelque sorte épuisé l’unique possibilité qui eût pu encore s’offrir au patron. Cette pensée était insupportable, et bien que Snevar m’eût généreusement absous de tous mes péchés, je continuai à me voir sous les espèces d’un type égoïste, peu scrupuleux de léser les intérêts de son prochain. Fouetté donc par cette révélation intime des répugnantes facettes de ma personne, et inspiré par l’espoir qu’ainsi je les compenserais, je décidai de confier au patron toutes les subtilités techniques liées à la confection de faux billets de loterie. Le patron me prêtait une oreille attentive, mais cela me sembla insuffisant, et je lui ordonnai de tout prendre en note. « Autrement vous allez oublier ! répétai-je avec désespoir. Vous vous réveillerez à jeun et vous aurez tout oublié !…» Le patron fut saisi d’une peur bleue à l’idée de ces secrets qui menaçaient de s’évaporer en quelques heures, et il m’ordonna à son tour de réaliser sur-le-champ des exercices pratiques, afin de commencer son entraînement. Je crois que c’est à ce moment exact que Lel le saint-bernard se dressa brusquement sur ses pattes et aboya, en une brève et sourde émission de voix. Le patron lui décocha un regard interrogateur.
« Comment ? » dit-il sévèrement.
Lel aboya deux fois de suite et se dirigea vers le hall.
« Ah ! dit le patron en quittant son fauteuil. Nous avons un visiteur. »
Nous partîmes sur les traces de Lel, irradiant l’hospitalité jusqu’au bout des ongles. Lel s’était arrêté devant la porte d’entrée. De l’autre côté du panneau on entendait des sons étranges : quelque chose comme un mélange de raclements et de pleurnichement aigus. J’agrippai le patron par le bras.
« Un ours ! murmurai-je. Un grizzly ! Vous avez un fusil ? vite !
— J’ai bien peur que ce ne soit pas un ours », estima le patron, retrouvant sa fameuse voix étouffée. « J’ai bien peur que ce ne soit LUI, finalement. Il faut ouvrir.
— Rien ne nous y oblige ! protestai-je.
— Si. Il avait payé pour deux semaines, et il n’a pas occupé sa chambre plus de sept jours. Nous n’avons pas le droit de le laisser dehors. Je ne veux pas que l’on me retire ma licence. »
Sur le seuil, les griffures et les couinements continuaient. Lel avait un comportement bizarre : il se tenait en face de la porte, mais de flanc, en tournant vers le panneau une tête étonnée et en reniflant bruyamment, toutes les trois ou quatre secondes. L’attitude typique d’un chien confronté pour la première fois de sa vie à un fantôme. Je me torturai la cervelle pour en extraire des justifications au fait que nous n’allions pas ouvrir ; mais le patron avait pris de son côté une décision indépendante. Il eut un geste hardi en direction du verrou et tira la targette.
La porte s’écarta, et à nos pieds vint lentement ramper un corps empêtré de neige. Nous nous précipitâmes sur lui, et avec l’aide du saint-bernard nous le traînâmes dans le hall et le retournâmes aussitôt sur le dos. L’homme couvert de neige poussa un gémissement et se déplia. Il avait les yeux fermés ; son long nez avait la couleur de la craie.
Sans perdre une seconde, le patron déploya une activité forcenée. Il alla réveiller Kaïssa, lui ordonna de faire chauffer de l’eau, déversa entre les lèvres de l’inconnu son verre de vin chaud, lui frotta le visage avec une moufle de laine, puis déclara qu’il fallait le transporter dans la salle de douche. « Peter, prenez-le sous les aisselles, dit-il, je vais le prendre par les jambes…» J’obtempérai, me baissai, et éprouvai un choc : l’inconnu était manchot et privé de son bras droit à hauteur de l’épaule. Nous portâmes le malheureux jusqu’à la salle de douche et nous l’installâmes sur le banc ; Kaïssa ensuite accourut, vêtue en tout et pour tout de sa chemise de nuit ; et le patron me dit qu’il allait se charger de la suite des opérations et que mon aide serait à présent superflue.