Je revins au salon et avalai le fond de mon verre. J’avais la tête on ne peut plus lucide, et je me sentais capable de procéder à des analyses et à des déductions avec une vitesse extraordinaire. De toute évidence, les vêtements de l’inconnu n’étaient pas conformes à la saison. Une petite veste courte, des pantalons étroits, des chaussures à la mode. Seul un automobiliste aurait pu avoir ce genre de tenue en traversant les montagnes. Il avait donc eu un problème avec son véhicule et ce problème l’avait obligé à marcher à pied jusqu’à l’hôtel. Et pour qu’il arrive ici gelé et dans un tel état d’épuisement, le chemin qu’il avait parcouru avait dû être considérable. Puis je compris. Clair comme de l’eau de roche : il venait ici en voiture et il s’était trouvé sous l’avalanche au Goulot de Bouteille. Cet homme était un ami de Heenkus ! Évidemment ! Il fallait réveiller Heenkus… Peut-être d’autres personnes étaient-elles encore dans l’auto, blessées au point de ne pouvoir se déplacer ? Ou mortes ?… Heenkus devrait pouvoir le dire…
Je bondis hors du salon et courus au premier étage. Comme je frôlais la porte de la douche, j’entendis les cataractes de l’eau, ainsi que les chuchotements furieux que le patron répandait contre la bêtise de Kaïssa. La lumière du couloir était éteinte, et il me fallut un moment avant de mettre la main sur l’interrupteur, puis pendant un moment à peu près équivalent je heurtai à la porte de Heenkus. Heenkus ne réagissait pas. Mais alors, cela signifie qu’il est toujours sur le toit ? pensai-je, horrifié. Il ne pouvait tout de même pas roupiller là-haut ! Et s’il était déjà mort gelé ? Je fonçai au grenier, escaladai les marches quatre à quatre et émergeai dehors. Oui, il était bien là, sur le toit. Assis dans sa pose habituelle, renfrogné, la tête dissimulée derrière son énorme col relevé, les mains englouties dans les poches.
« Heenkus ! » croassai-je.
Pas le moindre mouvement. Je courus à lui et lui empoignai l’épaule. Ça alors ! Heenkus soudain s’était tassé de manière bizarre, et sous ma main sa chair n’offrait aucune résistance.
« Heenkus ! » m’écriai-je, au bord de la panique. Dans un geste instinctif mon bras s’était projeté en avant, afin de l’empêcher de s’effondrer sur sa chaise.
Les pans de la pelisse s’écartèrent, et depuis ses profondeurs roulèrent plusieurs mottes de neige ; le bonnet de fourrure tomba ; et seulement alors je m’aperçus que je ne secouais pas Heenkus, que Heenkus avait été remplacé par un vague bonhomme de neige que l’on avait affublé de sa pelisse. Cette constatation acheva de me dégriser. Je jetai un regard circulaire. La lune, petite et brillante, venait juste d’atteindre la verticale de l’auberge, et tout était visible comme en plein jour. On distinguait une grande quantité d’empreintes qui paraissaient toutes semblables, mais il était fort difficile de déterminer qui avait été à leur origine. Près de la chaise longue la neige avait été foulée et éparpillée, elle abondait en cavités diverses ; on pouvait voir là les traces d’un corps à corps, mais aussi, tout simplement, les restes de la confection d’un bonhomme de neige. Aussi loin que pouvaient porter les yeux, la plaine était déserte, couverte d’une neige immaculée ; le ruban sombre de la route disparaissait au nord dans l’ouate d’une brume gris-bleu qui cachait l’entrée du Goulot de Bouteille.
Stop ! pensai-je, désireux de me reprendre en main. Et si j’essayais de définir la raison qui aurait pu pousser Heenkus à effectuer une telle mise en scène ? Nous faire croire qu’il était sur le toit, évidemment. Un alibi qui lui permettait d’être au même moment dans un lieu tout autre, où il accomplissait tranquillement ses petits trafics… tuberculeux de pacotille, déguisé en pauvre bougre… Mais quels petits trafics ? Et où ? J’observai à nouveau attentivement la terrasse, avec l’ambition de déchiffrer l’énigme que dévoilaient toutes ces traces ; mais je n’y comprenais goutte. Je fouillai un peu dans la neige et dénichai deux bouteilles. L’une était vide, mais l’autre contenait encore du brandy. Et ce brandy non ingurgité m’accabla. Je me rendais compte que si Heenkus avait cru possible d’abandonner à tous les diables pour au moins trois couronnes de brandy, c’est que les événements avaient vraiment pris mauvaise tournure. Je descendis lentement au premier étage et recommençai à cogner à la porte de Heenkus, avec le même insuccès. À tout hasard, j’appuyai sur la poignée ; et la porte s’ouvrit. J’étais prêt à toutes les éventualités ; j’entrai en tendant un bras devant ma figure, afin de parer une attaque surgie de l’obscurité. De l’autre main, je balayai le mur à la recherche de l’interrupteur et allumai aussitôt. Rien ne semblait avoir changé depuis ma première visite ; les valises étaient à la même place, mais toutes deux étaient grandes ouvertes. Heenkus n’était pas dans sa chambre, cela va de soi ; et d’ailleurs je ne m’étais guère attendu à l’y trouver. Je m’accroupis au-dessus des valises et une nouvelle fois en examinai soigneusement le contenu. Là encore, rien n’avait changé. Sinon ce petit détail : la montre en or s’était volatilisée, ainsi que le Browning. Si Heenkus s’était enfui, il n’aurait pas oublié son argent. Or la liasse était là, épaisse, considérable. Il ne s’était donc pas enfui. Il était donc toujours à l’intérieur de l’auberge. Et s’il avait quitté sa chambre, c’était avec l’intention d’y revenir.
Une chose désormais était évidente : il se préparait une action criminelle. Un meurtre ? Un vol à main armée ? Je chassai rapidement l’éventualité du meurtre. Je n’arrivais pas à concevoir qui parmi les habitants de l’hôtel pouvait bien être assassiné, et pour quel motif. Puis je me rappelai le billet adressé à du Barnstokr et je me sentis excessivement mal à l’aise. Pourtant, le message avait précisé que le meurtrier n’agirait que dans le cas où du Barnstokr tenterait de fuir…
J’éteignis la lampe et ressortis dans le couloir en tirant la porte derrière moi. J’atteignis la chambre de du Barnstokr et pressai légèrement la poignée. La serrure était fermée à clé. Je frappai. Personne ne répondit. Je frappai une deuxième fois et appliquai l’oreille contre le trou de la serrure. Visiblement écrasé encore de sommeil, du Barnstokr prononça d’une voix pâteuse : « Une petite seconde, j’arrive…» Ouf ! La vieil homme était bien vivant, et il ne s’apprêtait pas à fuir ! Comme je ne me sentais pas l’envie de m’expliquer avec lui, je filai sur le palier et me plaquai contre le mur, sous l’escalier qui menait au grenier. Une minute passa, puis j’entendis la clé qui tournait ; la porte grinça sur ses gonds. Puis du Barnstokr protesta avec un certain ébahissement : « C’est bien étrange, quand même…» Puis la porte grinça à nouveau et la clé pivota avec un claquement bref. De ce côté, tout était en ordre. Pour l’instant.
Non ; décidément, je n’arrivai pas à me faire à cette idée. Un meurtre ? Non, ce n’était pas sérieux ; on avait envoyé le message à du Barnstokr par pure plaisanterie, ou alors dans le but de détourner l’attention. Et cette hypothèse de vol avec menaces ? Voyons, qui aurait-on pu choisir comme objectif valable ? À ma connaissance, seules deux personnes étaient riches parmi les habitants de l’hôtel : Moses et le directeur. Bien. Parfait. Tous deux logeaient au rez-de-chaussée. Les chambres des Moses à l’aile sud, le coffre du directeur à l’aile nord. Entre les deux, le hall. Si je montais la garde dans le hall… Mais on pouvait aussi rejoindre le bureau du directeur par le haut, en empruntant l’escalier de service qui reliait la salle à manger à la cuisine, et ensuite en traversant l’office. Bon, il suffirait de bloquer la porte de l’office de l’extérieur… Voilà, c’était décidé : je passerais la nuit dans le hall, quitte à aviser plus tard, au début de la matinée. Soudain je me souvins du manchot inconnu. Hum… Tout indiquait qu’il s’agissait d’un ami de Heenkus ; et donc d’un complice. Il avait peut-être vraiment été victime d’une panne dans les montagnes ; mais peut-être aussi jouait-il la comédie ? Peut-être participait-il à une mise en scène, complétant celle du bonhomme de neige ?… Non, messieurs, nous n’allions pas tomber dans votre piège !