Je descendis dans le hall. Il n’y avait plus personne dans la salle de douche. Au centre du hall se tenait Kaïssa ; sa physionomie exprimait toute l’hébétude dont elle était capable ; le bas de sa chemise de nuit était mouillé et elle serrait sur sa poitrine une brassée d’habits froissés, trempés, les affaires de l’inconnu. À l’aile sud, les lampes étaient allumées ; la chambre vide située en face du salon avait porte close, mais on y entendait le chuchotement grave du patron. Il était facile d’en déduire que l’inconnu avait été transporté là, solution qui semblait être la meilleure, la plus sage en tout cas : on voyait mal comment un homme à moitié mort aurait supporté d’être traîné jusqu’à l’étage…
Kaïssa venait de recouvrer ses esprits. Elle s’ébranlait en direction de la partie privée de l’hôtel, mais je la retins. Je lui ôtai des mains sa brassée de vêtements et me mis à en fouiller les poches. Et là, nouvelle bouffée de stupeur : les poches se révélaient vides. Totalement vides. Je ne trouvai ni argent, ni papiers, ni cigarettes, ni mouchoir. Rien.
« Qu’est-ce qu’il a sur lui en ce moment ? demandai-je.
— Sur qui donc ? » s’informa-t-elle à son tour, et je la laissai tranquille.
Je lui restituai les vêtements et partis me rendre compte par moi-même. L’inconnu était allongé dans le lit, la couverture ramenée sous le menton. Le patron lui versait entre les lèvres de petites cuillerées d’un liquide fumant et répétait avec une grande force de conviction : « Il le faut, monsieur, c’est nécessaire… Il faut transpirer, maintenant… Il va falloir bien transpirer…» Aucun doute : l’aspect de l’inconnu était effrayant. Son visage était bleu sombre, avec la pointe du nez blanche comme neige ; l’œil gauche se crispait douloureusement, tandis que son homologue droit restait fermé. Il râlait faiblement à chaque inspiration. S’il s’agissait là d’un complice, il ne valait pas grand-chose. Je devais malgré tout lui poser quelques questions. Au cas où.
« Vous êtes seul ? » dis-je.
Il me regarda sans répondre à travers les paupières presque rejointes de son œil le moins abîmé ; il ne cessait de gémir tout bas.
« Quelqu’un était-il avec vous dans la voiture ? dis-je, en articulant le mieux possible. Ou bien êtes-vous venu seul ? »
L’inconnu entrouvrit la bouche, souffla un peu et referma les lèvres.
« Il est très faible, commenta le patron. Son corps ressemble à un chiffon.
— Bon sang de bon sang ! grommelai-je. Il faut que quelqu’un aille voir ce qui s’est passé au Goulot de bouteille.
— Très juste, approuva le patron. Il y a peut-être des gens coincés là-bas… À mon avis, ils ont dû se faire surprendre sous l’avalanche.
— Et c’est vous qui irez », décidai-je. À ce moment l’inconnu commença à parler.
« Olaf, dit-il, avec une intonation plate. Olaf Andvaravors… Appelez. »
J’éprouvai un nouveau choc.
« Bien sûr », dit le patron en posant sur la table la tasse de boisson chaude. « Je vais le chercher.
— Olaf…», répéta l’inconnu.
Le patron sortit, et je m’assis à la place qu’il avait occupée, je me sentais dans la peau d’un parfait idiot. Mais d’un idiot soulagé, car le poids qui m’avait jusque-là oppressé le cœur diminuait : le schéma que j’avais élaboré, tout en élégance complexe et en noirceur, venait de s’écrouler à l’instant.
« Vous étiez seul ? repris-je. Mis à part vous, y a-t-il d’autres blessés ?
— Seul…, gémit l’inconnu. Accident… Appelez Olaf… Où est Olaf Andvaravors ?
— Ici, ici, le rassurai-je. Il va venir. »
Il ferma les yeux et se tut. Je me renversai sur le dossier de la chaise. Nous venions au moins d’apprendre quelque chose de positif. Ma pensée revint à Heenkus. Où était-il fourré, celui-là ? Et le coffre-fort du patron, qu’était-il devenu à l’heure actuelle ?… Aucune idée claire, une sorte de marmelade confuse dans la tête.
Le patron rentra dans la chambre. Il avait les sourcils haut levés, les lèvres pincées. Il s’inclina à mon oreille et chuchota : « Il se passe quelque chose de pas très catholique, Peter. Olaf ne répond pas. La porte est fermée à clé, et par les rainures on sent le froid qui souffle. Et mon trousseau de clés de service a disparu…»
Sans donner d’explications sur le fait que je l’avais en ma possession, je retirai de ma poche le trousseau de clés et le lui tendis.
« Ah ! c’était vous ! » dit-il. Il prit les clés. « Mais cela ne change rien à l’affaire. Vous savez, Peter, nous devrions y aller ensemble. Cette histoire ne me plaît pas du tout…
— Olaf…, râla l’inconnu. Où est Olaf ?
— Tout de suite, il vient », dis-je. Je sentais ma joue trembler, tiraillée par un tic nerveux. Nous sortîmes dans le couloir. « Bon, dis-je. Alek, vous allez demander à Kaïssa de rester au chevet de ce garçon et de ne pas le quitter avant notre retour.
— Compris », dit Snevar, avec des mouvements de sourcils. « La situation, donc, s’aggrave… Bien, j’y vais…»
Il trottina en direction de son appartement privé et je me dirigeai lentement vers l’escalier. J’avais déjà franchi une demi-douzaine de marches lorsque j’entendis derrière moi la voix sévère de Snevar :
« Ici, Lel. Voilà… Assis. Ne bouge pas. Ne laisse entrer personne. Ne laisse sortir personne. »
Quand il me rattrapa, j’étais déjà en train de marcher dans le couloir de l’étage. Nous rejoignîmes la chambre d’Olaf. Je frappai, et à la même seconde je remarquai que j’avais sous le nez un message ; un mot épinglé sur le panneau au moyen d’une punaise, juste à la hauteur des yeux. « En conformité avec ce dont nous étions convenus, me suis rendu chez vous et ne vous ai point trouvé. Si vous méditez toujours de prendre votre revanche, je serai à votre disposition jusqu’à onze heures. Du B. »
« Vous aviez vu cela ? demandai-je au patron avec une certaine vivacité.
— Oui. Mais je n’ai pas eu le temps de vous en parler. »
Je frappai une nouvelle fois et, sans attendre une réponse que je savais déjà plus qu’improbable, je pris les clés des mains du patron.
« Laquelle ? » demandai-je en secouant le trousseau.
Le patron me l’indiqua. J’enfilai la clé dans la serrure. Peine perdue — la porte était fermée de l’intérieur et il y avait dans le mécanisme une clé qui faisait obstacle à la mienne. Pendant que je fourrageais pour essayer de la repousser hors de son logement, la porte voisine s’ouvrit et du Barnstokr apparut dans le couloir, les mains occupées à nouer autour de sa taille sa ceinture de robe de chambre. Il avait l’air ensommeillé, mais plein d’indulgence à notre égard.
« Eh bien, messieurs, que se passe-t-il ? se renseigna-t-il. Pourquoi ne laisse-t-on par dormir en paix les hôtes de cette auberge ?
— Mille excuses, monsieur du Barnstokr, dit le patron. Mais nous sommes confrontés à des événements qui exigent des actions résolues.
— Tiens ? articula du Barnstokr, soudain intéressé. J’espère que je ne serai pas de trop ? »
Je réussis enfin à dégager le passage pour ma clé et me redressai. De dessous la porte soufflait un froid sibérien, et j’étais à l’avance persuadé que la chambre d’Olaf serait aussi vide que celle de Heenkus. Je tournai la clé et ouvris la porte toute grande. Une vague d’air glacial tourbillonna autour de moi et m’enveloppa, mais je m’en rendis à peine compte. L’appartement n’était pas vide. Un homme était allongé sur le sol. La lumière venant du couloir ne permettait pas de l’identifier. On n’apercevait de lui que deux énormes semelles de chaussures, dressées en travers du seuil de la chambre. Je fis un pas dans le corridor d’entrée et manœuvrai l’interrupteur.