C’était Olaf Andvaravors, descendant des fils de Thor et dieu de la masculinité. Et il était tout ce qu’il y a de plus mort. Sans espoir d’erreur.
CHAPITRE HUIT
J’allai à la fenêtre et la refermai soigneusement ; hermétiquement. Puis je récupérai la valise, enjambai le corps en prenant garde à ne rien déplacer, et sortis. Dans le couloir, Snevar était déjà prêt, avec de la colle et des bandes de papier. Du Barnstokr ne s’était pas éloigné ; il était resté immobile au même endroit, l’épaule appuyée contre le mur ; on lui aurait soudain donné vingt ans de plus. Bien que toujours aristocratique, son nez avait perdu de sa prestance et tremblotait de manière piteuse.
« Quelle horreur ! » bredouilla-t-il, en suivant mes gestes avec une mine catastrophée. « Quel cauchemar !…»
Je verrouillai la porte et j’en interdis l’ouverture en y apposant cinq sceaux de papier. Pour que tout fût effectué dans les règles, je signai deux fois sur chacune des bandes.
« Quelle abomination !… marmonna du Barnstokr dans mon dos. Et maintenant, sa revanche… C’est fini… il ne…
— Rentrez chez vous, dis-je. Enfermez-vous dans votre chambre et restez-y jusqu’à ce que je vous appelle… Ah ! oui : une seconde. Le mot épinglé est bien de vous ?
— Oui, confirma du Barnstokr. Je…
— Bon. Nous verrons cela ensuite. Vous pouvez partir. »
Je me tournai vers le patron. « Je conserve sur moi les deux clés de la chambre. Il n’en existe pas d’autres ? Parfait. J’ai une prière à vous adresser, Alek. Pour l’instant, ne dites rien de cette affaire à… au manchot. Inventez n’importe quel mensonge s’il commence à trop s’inquiéter. Et aussi, pourriez-vous aller vérifier au garage si toutes les voitures y sont encore ?… Et ceci, pour terminer. Si vous apercevez Heenkus, retenez-le, neutralisez-le, par la force si nécessaire. C’est tout pour le moment. Je serai dans ma chambre. Pas un mot, est-ce bien clair ? Pas un mot à qui que ce soit. »
Snevar acquiesça en silence et partit en direction du rez-de-chaussée.
Une fois dans ma chambre, j’allai jusqu’à la table défigurée par sa croûte de colle, posai dessus la valise d’Olaf et en fis claquer les fermoirs. Là encore, il était impossible d’y voir le bagage d’un homme normal ; en un sens, c’était même pire que le faux bagage de Heenkus. Heenkus, au moins, possédait quelques affaires — chiffons et livres. Tandis que cette élégante mallette plate ne contenait en tout et pour tout qu’un unique objet : un appareil, une sorte de boîte noire, métallique, à la surface rugueuse… avec ici et là des boutons multicolores, de petits cadrans de verre, des verniers nickelés… Et ni linge, ni pyjama, ni la moindre affaire de toilette… Je rabaissai le couvercle, m’effondrai dans le fauteuil et allumai une cigarette.
Soit. Eh bien, qu’avons-nous, inspecteur Glebski ? Nous sommes allongé entre des draps tout propres, et nous dormons du sommeil du juste ? Nous allons nous réveiller au petit jour, nous frictionner le corps de neige fraîche, nous lancer dans une longue course qui nous mènera sur tout le périmètre de la vallée ? Nous reviendrons pour nous attabler en joyeuse compagnie, puis, le repas terminé, nous irons faire une partie de billard, suivie d’un léger flirt avec Mme Moses ? Suivi d’un confortable farniente auprès du feu, agrémenté d’un bon verre de vin chaud ? Nous sommes prêt à nous délecter de chacune de ces journées qui constituent notre premier véritable congé depuis quatre ans ?… Comment, inspecteur Glebski ? Qu’avons-nous à la place de tout cela ? Je vais vous le dire : nous avons un cadavre. Un crime bestial. Et une sinistre énigme policière.
Soit. À minuit vingt-quatre, ce 3 mars, en présence des respectables citoyens Snevar et du Barnstokr, nous, inspecteur de police Glebski, avons découvert le cadavre du dénommé Olaf Andvaravors. Le cadavre se trouvait dans la chambre dudit Andvaravors, chambre qui avait été verrouillée de l’intérieur mais dont la fenêtre était grande ouverte. Le corps reposait sur le ventre près du seuil. Son cou avait été tordu d’une manière bestiale et artificielle, à cent quatre-vingts degrés, de sorte que malgré la position sur le ventre qu’occupait ledit corps, la face regardait vers le plafond. Les bras du défunt étaient en extension et se dirigeaient vers une valise de petite taille, la touchant presque ; ladite valise constituait l’unique bagage appartenant à la victime. La victime avait les doigts de la main droite crispés sur un collier de perles en bois dont la propriétaire, ainsi qu’en attestent des sources dignes de foi, se trouve être l’honorable citoyenne Kaïssa, employée de l’hôtel. Les traits du visage de la victime sont déformés, les yeux écarquillés, la bouche figée sur un rictus. À proximité de la bouche il est possible de distinguer l’odeur faible, mais très nette, d’un produit chimique âcre, du genre phénol ou formaline. On n’observe à l’intérieur de la chambre aucun indice précis et indubitable de lutte. Le lit n’est pas défait, le couvre-lit est marqué de quelques plis, les portes de l’armoire murale sont légèrement entrouvertes, le lourd fauteuil a été nettement déplacé par rapport à l’endroit, près de la table, où il est convenu de le trouver dans des chambres de ce type. Sur le rebord de la fenêtre il n’a été relevé aucune trace, ni à l’intérieur de la pièce ni sur la couche de neige du dehors. Il n’a pas non plus été noté de marques particulières (je sortis de ma poche la clé que j’examinai à nouveau avec la plus grande attention)… noté de marques particulières sur la tige ou le panneton de la clé au cours de l’examen visuel auquel nous avons procédé. En l’absence de spécialistes, d’instruments de précision, d’analyses de laboratoire, il s’est avéré (et s’avérera) impossible de procéder à des recherches médicales, dactyloscopiques et autres. Compte tenu des faits exposés, il apparaît que la cause de la mort d’Olaf Andvaravors a été une torsion violente du cou, acte ayant nécessité une force et une cruauté monstrueuses.
Deux éléments particulièrement incompréhensibles : tout d’abord, l’étrange odeur qui s’exhalait de la bouche du cadavre ; et ensuite, la force gigantesque que l’assassin avait dû mettre en œuvre pour tordre le cou à cet athlète sans laisser la moindre trace d’un long et bruyant corps à corps. Mais il est de notoriété publique que deux signes négatifs peuvent parfois donner un signe positif. Ce qui permettait de proposer l’hypothèse suivante : dans un premier temps, Olaf avait été empoisonné, et le poison l’avait plongé dans un état d’impuissance totale ; à la suite de quoi on l’avait achevé de cette manière barbare qui, soit dit en passant, exigeait tout de même une force considérable. Pourquoi avoir tué un homme affaibli en utilisant un procédé aussi difficile, aussi inhumain ? Pourquoi ne pas lui avoir planté un couteau dans la poitrine ou l’avoir étranglé avec une corde — dans le pire des cas ? Fureur, folie meurtrière, haine, vengeance ?… Sadisme ?… Heenkus ? Oui, Heenkus peut-être ; malgré son apparence plutôt frêle ?… Ou peut-être la personne qui avait collé sur la table le billet concernant Heenkus ?…
Non. Je n’y arriverais jamais. Que n’étais-je tombé sur une affaire de faux billet de loterie, ou de livre de comptes trafiqué ! Je vous aurais débrouillé l’énigme en deux temps, trois mouvements… Tandis que… voilà ce qui me restait comme perspective : prendre la voiture, foncer jusqu’à l’endroit où la route était obstruée par l’avalanche, et à partir de là enfiler les skis et essayer de franchir les amoncellements de neige, afin d’atteindre Mursbruck et de revenir cette fois avec des hommes de la police criminelle. J’allai même jusqu’à me soulever les fesses du fauteuil ; puis je me rassis. Oui, c’était bien la meilleure solution, mais je me demandais aussi si ce n’était pas la pire. Tout abandonner ici aux caprices du destin, offrir à l’assassin du temps, diverses possibilités de se retourner… laisser du Barnstokr aux prises avec les menaces qu’il avait reçues… Par ailleurs, rien n’autorisait à croire que je réussirais à traverser l’avalanche. On se représentait sans peine le chaos qui devait régner actuellement au Goulot de Bouteille.