Выбрать главу

On frappa à la porte. Le patron entra ; sur le plateau qu’il tenait devant lui j’aperçus des sandwiches et un verre fumant rempli de café.

« Toutes les voitures sont au garage », m’informa-t-il en déposant le plateau en face de moi. « Aucune paire de skis n’est manquante. Heenkus est introuvable. Sur la terrasse du toit traînent sa pelisse et sa toque de fourrure, mais cela, vous l’avez probablement déjà vu.

— Oui, dis-je en avalant une ou deux gorgées de café. En effet. Et notre manchot ?

— Il dort », dit Snevar. Il se mordit les lèvres et promena un doigt sur la croûte de colle qui avait massacré la table. « Hum… oui… Oui, donc, il dort. Un type peu ordinaire. Il a déjà repris des couleurs et il a retrouvé un aspect tout à fait potable. J’ai ordonné à Lel de veiller sur lui. On ne sait jamais. 

— Merci, Alek, dis-je. Vous pouvez aller vous coucher. Finie l’agitation pour cette nuit. Il faut que tout le monde dorme. »

Snevar secoua la tête.

« Je crains que ce ne soit déjà plus possible. Moses est debout, j’ai vu de la lumière dans sa chambre… Bon, je descends. Je vais enfermer Kaïssa à double tour, elle pourrait commettre un impair. Même si elle ignore encore tout.

— Évitons de la mettre au courant trop tôt », recommandai-je.

Snevar me quitta. Je savourai mon café jusqu’à la dernière goutte, écartai l’assiette de sandwiches et allumai une nouvelle cigarette. Quand avais-je vu Olaf pour la dernière fois ? J’étais en pleine action dans le billard ; Olaf était en train de danser avec la jeune créature. À ce moment-là, les joueurs de cartes ne s’étaient pas encore séparés. Cela s’était passé après que l’horloge avait sonné la demie de je ne sais quelle heure. Aussitôt, Moses avait déclaré qu’il était temps pour lui d’aller se coucher. Bon, il ne serait pas trop difficile de définir cette minute avec exactitude. Reprenons : combien de temps avant cet épisode précis avais-je aperçu Olaf pour la dernière fois ? Pas très longtemps, semble-t-il. Très bien, cela serait reconstitué. Et maintenant : le collier de perles de Kaïssa, le mot épinglé par du Barnstokr, les bruits que peut-être auraient entendus les voisins d’Olaf — du Barnstokr, Simonet…

J’en étais à discerner l’ombre de l’impression qu’un plan d’enquête allait finir par apparaître, lorsque j’entendis des coups sourds contre le mur, assez forts : des coups dont l’origine se situait dans la chambre-musée. Un léger gémissement de rage s’arracha à ma poitrine. Je me débarrassai de ma veste en une fraction de seconde, remontai mes manches et sortis dans le couloir sur la pointe des pieds, en prenant bien soin de me déplacer silencieusement. Je lui mets la physionomie en petits morceaux, pensai-je brièvement ; il est bon pour une grêle de gifles. Quel que soit le farceur, il va apprendre une bonne fois comment j’apprécie ses plaisanteries…

Je poussai la porte avec une brusquerie sauvage et entrai dans la chambre-musée comme un boulet de canon. La pièce était obscure. Je ne mis guère de temps à trouver l’interrupteur et allumai. Il n’y avait personne et le bruit s’était soudain interrompu, mais je sentais qu’un intrus se cachait quelque part. Je jetai un coup d’œil dans le cabinet de toilette, dans l’armoire, derrière les tentures. Une sorte de beuglement assourdi résonna dans mon dos. Je fis un bond vers la table et envoyai valser le lourd fauteuil.

« Sors de là ! » ordonnai-je avec une fureur presque Hystérique.

J’eus en réponse un nouveau mugissement étouffé. Je m’accroupis et regardai sous la table. Coincé entre les deux tables de nuit, dans une pose horriblement incommode, il y avait bien quelqu’un. Ficelé comme un rôti, la bouche obstruée par un bâillon, tassé en quatre morceaux d’accordéon à peine solidaires, le dangereux maniaque, le gangster, le sadique Heenkus roulait en ma direction des yeux remplis de larmes ; des yeux de martyr qui me suppliaient depuis l’ombre. Je le traînai jusqu’au centre de la pièce et lui arrachai son bâillon.

« Qu’est-ce que cela signifie ? » demandai-je.

Il ne répondit pas à ma question, sinon sous forme d’une quinte de toux. Il toussa longuement, en se déchirant la gorge, sifflant et crachant ses poumons aux quatre points cardinaux, parcourant en tous sens la gamme des plaintes, des gémissements et des soupirs rauques. Je trouvai dans le cabinet de toilette le rasoir de l’Alpiniste mort et coupai les liens qui emprisonnaient Heenkus. La circulation du pauvre bougre avait été interrompue à tel point qu’il fut incapable de lever ne serait-ce qu’une de ses mains engourdies pour s’essuyer le visage. Je lui fis boire un peu d’eau. Il l’absorba goulûment et réussit enfin à articuler des sons compréhensibles : une affreuse et complexe série de jurons monta alors dans la chambre-musée. Je l’aidai à se remettre debout et l’installai dans le fauteuil. Le visage ridé, pleurnichard, il continuait à grommeler des ordures ; puis il commença à se palper le cou, les poignets, les flancs.

« Que vous est-il arrivé ? » interrogeai-je. J’éprouvais un certain soulagement à l’avoir ainsi en face de moi : il faut dire qu’à partir du moment où j’avais imaginé un Heenkus dissimulé, invisible dans les coulisses du meurtre, mon inquiétude avait été considérable.

« Ce qui est arrivé…, marmonna-t-il. Vous le voyez bien, ce qui est arrivé ! On m’a ligoté par les pattes comme un vulgaire mouton, et on m’a jeté sous la table…

— Qui ça, on ?

— Comment voulez-vous que je sache ? » dit-il sombrement. Soudain il fut secoué par un violent haut-le-corps. « Dieu tout-puissant ! grogna-t-il. Un verre, voilà ce qui me ferait du bien… Vous n’auriez pas un peu de gnôle, inspecteur ?

— Non, dis-je. Mais on en trouvera. Dès que vous aurez répondu à mes questions. »

Au prix d’un gros effort, il releva la main gauche et tira sa manche sur quelques centimètres.

« Nom de Dieu ! Il m’a écrabouillé ma montre, ce salaud…, marmonna-t-il encore. Quelle heure est-il, inspecteur ?

— Une heure du matin.

— Une heure du matin…, répéta-t-il. Une heure du matin…» Ses yeux étaient devenus fixes. « Non, dit-il en se levant. Il faut que je m’envoie un verre. Je vais descendre à l’office et boire un coup. »

Je le fis rasseoir. Je n’avais pas eu à le pousser très fort sous les côtes.

« On a le temps, dis-je.

— Et moi, je vous dis que je veux prendre un verre ! » s’échauffa-t-il, la voix plus haute, en effectuant une deuxième tentative pour se remettre sur pied. J’avançai la main et réduisis à néant cette nouvelle manifestation d’indépendance.

« Et moi je vous dis qu’on a bien le temps ! » dis-je.

Il se mit à piailler à pleine voix : « Dites donc ! Qu’est-ce qui vous prend de donner des ordres ?