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— Cessez de brailler comme un âne, dis-je. Il me prend que je suis inspecteur de police. Et que vous êtes suspect, Heenkus.

— Hein ? Suspect ? Suspect de quoi ? » protesta-t-il, en mettant immédiatement une sourdine à ses cris.

« Vous le savez très bien », dis-je. J’essayais de gagner du temps afin d’improviser la suite à donner aux événements.

« Je ne sais rien du tout, déclara-t-il, la mine funèbre. Qu’est-ce que vous me racontez ? Je ne sais rien du tout et je ne tiens pas à connaître vos histoires. Quant à vous, inspecteur, vous aurez à répondre de ces procédés. »

Je n’avais pas besoin de ce rappel pour sentir que j’aurais un jour ou l’autre à répondre des procédés douteux que j’utilisais.

« Écoutez, Heenkus, dis-je. Il y a eu un meurtre à l’hôtel. Vous avez donc intérêt à répondre à mes questions. Parce que si vous voulez jouer au plus malin, je vous promets que je vous remodèle le portrait et qu’ensuite vous pourrez aller l’accrocher dans une galerie d’art abstrait. Je n’ai rien à perdre. Maintenant que les premiers œufs sont cassés, j’ai le champ libre pour continuer l’omelette. »

Il passa plusieurs secondes à me contempler en silence, la bouche légèrement entrouverte.

« Un meurtre…», répéta-t-il, avec une intonation qui évoquait une sorte de déception. « Ben ça, alors ! Mais moi, qu’est-ce que j’ai à voir avec ? Pour un peu, j’y passais, moi aussi… Qui a été tué ?

— Qui, à votre avis ?

— Je n’en ai aucune idée, comment voulez-vous que…

Quand je suis sorti de la salle à manger, tout le monde avait l’air en bonne santé. Et ensuite…» Il se tut.

« Oui ? dis-je. Ensuite ? Que s’est-il passé ?

— Rien de spécial. Je suis monté sur le toit, je m’y suis installé, je me suis assoupi. Et soudain j’ai senti qu’on m’étranglait, qu’on me jetait par terre. Je ne me rappelle pas la suite. Quand j’ai repris conscience, j’étais fourré sous cette saloperie de table. J’ai failli devenir fou : au début, j’ai cru qu’on m’avait enterré vivant. Je me suis mis à appeler en cognant avec les pieds. J’ai cogné, cogné… personne ne venait. Puis vous êtes arrivé. C’est tout.

— Vous pourriez vous rappeler à quelle heure on vous a attaqué ? Environ ? »

Il se mit à réfléchir ; pendant un moment il resta ainsi, sans émettre le moindre son. Puis il s’essuya les lèvres avec la paume de la main, examina ses doigts, et il fut ébranlé par un nouveau haut-le-corps ; il passa sa paume sur sa jambe de pantalon.

« Eh bien ? » dis-je.

Il leva sur moi des yeux à peu près vitreux.

« Hein ? »

— Je vous demande à quelle heure, approximativement, vous avez été…

— Ah ! oui… Vers les neuf heures, en gros. Quand j’ai regardé ma montre pour la dernière fois, elle indiquait huit heures quarante.

— Vous pouvez me donner votre montre ? » dis-je.

Il accepta aussitôt, défit son bracelet et me tendit la montre. J’eus le temps de remarquer que son poignet était couvert de marbrures violacées. 

« Elle est cassée », constata-t-il.

Cassée… Non, elle n’était pas cassée ; elle donnait plutôt l’impression d’avoir été posée devant un rouleau compresseur. La grande aiguille avait été brisée et manquait, la petite aiguille s’était arrêtée à quarante-trois minutes.

« Qui était-ce ? demandai-je une nouvelle fois.

— Comment pourrais-je le savoir ? Je viens de vous dire que je m’étais assoupi.

— Et vous ne vous êtes pas réveillé quand on vous a attaqué ?

— J’ai été agressé par-derrière, expliqua-t-il d’un air maussade. Je n’ai pas d’yeux sur les fesses.

— Ah, oui ? Soulevez le menton vers le plafond ! »

Il me jeta un regard buté et noir, par en dessous, et je compris que je faisais fausse route. Je pinçai sa mâchoire inférieure entre le pouce et l’index et lui renversai la tête d’une secousse. Dieu seul sait ce que démontraient les bleus et les éraflures qui parsemaient son cou maigre, aux veines apparentes ; je bluffai : « Assez de mensonges, Heenkus ! On vous a étranglé par-devant. Et vous avez vu votre agresseur. Qui était-ce ? » 

Il dégagea sa tête d’un mouvement brusque. 

« Allez au diable ! rauqua-t-il. Fichez-moi la paix ! Ce n’est pas vos oignons, compris ? Quel que soit le type à qui on a fendu le crâne, je n’ai aucun rapport avec le meurtre, et je me fous complètement du reste… Et j’ai besoin d’un remontant ! hurla-t-il soudain. J’ai mal partout, vous ne comprenez donc pas, espèce d’andouille de flic ? »

Il n’était pas nécessaire de l’examiner longuement à la loupe pour se convaincre qu’il avait raison sur ce sujet. Je ne parvenais pas à bien saisir dans quel guêpier il avait mis le nez, mais une chose était sûre, il n’était pas lié à l’assassinat d’Olaf ; pas directement, en tout cas. Cependant, il ne me semblait pas de bonne politique de reculer. Je dis froidement : « À votre aise. Je vais vous boucler dans le cellier et là, vous pourrez toujours compter avoir des douceurs. Vous serez privé de brandy et de cigarettes tant que je n’aurai pas entendu votre version complète des faits.

— Mais qu’est-ce que vous voulez de moi, à la fin ? » gémit-il. Il était sur le point d’éclater en larmes. « Pourquoi vous acharnez-vous sur moi ?

— Qui vous a attaqué ?

— Bon Dieu ! » chuinta-t-il, la mine décomposée sous une bouffée de désespoir. « Vous ne comprenez donc pas que je n’ai pas envie d’en parler ? Oui, je l’ai vu ! J’ai vu mon agresseur ! » Il trembla à nouveau, comme agité d’un spasme qui le renversa en oblique sur son siège. « Et je ne souhaite pas à mon pire ennemi de voir un tel spectacle ! Même à vous, le diable vous emporte, même à vous je ne le souhaite pas ! Vous seriez mort de trouille, c’est sûr ! »

Il avait complètement perdu le contrôle de ses nerfs.

« Soit », dis-je. Je me levai. « On y va.

— Où ça ?

— Boire un remontant », dis-je.

Nous sortîmes dans le couloir. Il oscillait et s’accrochait sans arrêt à ma manche. J’étais curieux d’observer sa réaction en face des bandes de papier scellant la porte d’Olaf, mais il ne remarqua rien. Il était évident que son esprit était orienté ailleurs. Je le conduisis à la salle de billard. Sur le rebord de la fenêtre je dénichai la demi-bouteille de brandy qui restait de la veille au soir et la lui tendis. Il s’en empara avidement et passa un temps impressionnant à en téter le goulot.

« Seigneur », grinça-t-il, la voix très rauque, tout en s’essuyant la bouche du plat de la main. « Ce que ça peut être bon !…»

Je suivais ses gestes. Bien sûr, on pouvait prendre pour hypothèse qu’il avait été de mèche avec l’assassin, que tout cela correspondait à une mise en scène destinée à égarer les soupçons ; son arrivée en même temps que celle d’Olaf renforçait la supposition. On pouvait même considérer qu’il était l’assassin, et que des complices l’avaient ligoté après le meurtre afin de lui fournir un alibi. Mais je sentais que de telles versions étaient beaucoup trop tirées par les cheveux pour coller à la vérité. Cela dit, sa situation restait peu claire : sa tuberculose était de la frime, ainsi, c’était évident, que sa fonction d’administrateur de biens de mineurs ; et quant à savoir ce qu’il allait faire sur le toit, la question n’avait toujours pas de réponse… Mais au fait, mais bien sûr ! Qu’importe ce qu’il avait l’intention de fricoter sur la terrasse… C’était sa présence là-haut qui avait dérangé ; elle avait dû gêner celui qui voulait assassiner Olaf ; voilà pourquoi on l’avait retiré de la circulation. On l’avait kidnappé, et le kidnappeur avait inspiré à Heenkus une terreur épouvantable, pour une raison que j’ignorais… Donc il avait été agressé par une personne étrangère à l’hôtel, car apparemment Heenkus n’avait peur d’aucun de ses habitants actuels. Un vrai non-sens… Je me remémorai alors toute la série d’incidents liés à la douche, à la pipe, aux mystérieux messages, et je revis Heenkus tel qu’il était descendu du toit au milieu de l’après-midi — verdâtre, terrorisé…