« Écoutez, Heenkus, dis-je avec douceur. Celui qui vous a agressé… vous l’aviez déjà vu avant, hein ? Cet après-midi ? »
Il me lança un regard de bête aux abois et recommença à téter la bouteille.
« Bon, dis-je. Venez. Je vais vous enfermer dans votre chambre. Vous pouvez emporter la bouteille avec vous.
— Et vous ? demanda-t-il, la voix cassée.
— Quoi, moi ?
— Vous vous en irez ?
— Naturellement, dis-je.
— Écoutez, dit-il. Écoutez, inspecteur…» Ses yeux couraient à droite et à gauche, affolés, et il cherchait manifestement quoi dire. « Vous… Je… Vous… vous passerez de temps en temps, n’est-ce pas ? Je me souviendrai peut-être d’un nouveau détail… Ou peut-être… Je ne pourrais pas rester avec vous, non ? » Il me jetait des regards suppliants. « Je ne tenterai pas de m’enfuir, et… non… je vous le jure…
— Vous craignez de rester seul dans votre chambre ?
— Oui, avoua-t-il.
— Mais puisque je vais vous enfermer à clé, dis-je. Et que j’emporterai la clé dans ma poche…»
Il agita le bras. On pouvait difficilement imaginer un geste plus empreint de désespoir.
« Cela n’empêchera rien, bredouilla-t-il.
— Enfin, Heenkus ! dis-je sévèrement. Soyez un homme, bon sang ! Vous êtes en train de vous effondrer comme si vous étiez une vieille bonne femme ! »
Il ne me répondit pas et se contenta de presser la bouteille sur son cœur, avec amour, les deux mains refermées sur l’étiquette. Je l’accompagnai dans sa chambre, lui renouvelai ma promesse de revenir lui rendre visite et donnai un double tour à la serrure. Puis je retirai la clé et la mis dans ma poche, ainsi que je l’avais annoncé. J’étais convaincu que le filon Heenkus était loin d’être épuisé, et que j’aurais encore de quoi piocher dans cette direction. Je ne m’éloignai pas aussitôt. Je me tins tout d’abord un bon moment contre la porte, l’oreille appliquée au trou de la serrure. Je perçus le glouglou du liquide, puis le grincement du sommier, puis une succession rapide de sons hoquetants. Je ne les identifiai pas tout de suite. Et soudain la lueur se fit dans mon esprit : Heenkus était en train de pleurer.
Je l’abandonnai en tête à tête avec sa conscience et me dirigeai vers la porte de du Barnstokr. Le vieillard m’ouvrit presque immédiatement. Il était dans un état de nerfs effrayant. Il en oublia même de m’inviter à prendre un siège. La pièce était noyée dans un brouillard de tabac.
« Mon cher inspecteur ! » s’écria-t-il dès qu’il me vit. Il avait le bras levé à hauteur de la poitrine et brandissait un cigare qu’il pinçait entre l’index et le majeur ; et il s’en servait pour dessiner dans l’espace des objets fantastiques. « Mon cher et respectable ami ! Je suis terriblement gêné par ce que j’ai à vous dire, mais l’affaire a dépassé les limites que j’avais prévues. Je dois vous confesser une chose. C’est moi qui suis coupable…
— … de la mort d’Olaf Andvaravors », complétai-je lugubrement, tout en me laissant tomber dans le fauteuil.
Il sursauta et ses mains se rejoignirent au-dessus de sa tête.
« Mon Dieu ! Pas du tout ! Je n’ai jamais touché à un cheveu de qui que ce soit ! De toute ma vie ! Quelle idée
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! Non ! Je voulais seulement avouer que je suis à l’origine des mystifications qui ont troublé les esprits dans cet hôtel…» Il pressa les mains contre son cœur et la cendre du cigare s’éparpilla sur le revers de sa robe de chambre. « Croyez-moi, comprenez-moi bien : il s’agissait de simples farces ! J’admets qu’elles étaient d’un humour plutôt glacial et sophistiqué, mais en même temps, totalement innocentes… Cela devient chez moi une sorte de tic professionnel, j’adore l’atmosphère de mystère, les mises en boîte, j’aime voir planer sur les visages la perplexité et le doute… Je vous assure qu’il n’y a là aucun mauvais dessein ! Aucun but intéressé…
— À quelles simples farces faites-vous allusion, exactement ? » interrogeai-je, sur un ton très sec. La déception me rendait méchant. Je ne m’étais pas attendu à découvrir du Barnstokr derrière ces facéties de mauvais goût. Jusque-là, j’avais eu meilleure opinion du vieil homme.
« Eh bien, euh… Toutes ces petites blagues qui faisaient revivre l’Alpiniste mort. Vous savez bien… Par exemple les pantoufles que je me suis volées à moi-même, pour ensuite les fourrer sous le lit de la chambre-musée… La douche… Vous-même avez été ma victime — vous vous rappelez, cette cendre de pipe qui vous a tant intrigué ?… Toutes ces plaisanteries, enfin. Je ne vais pas les énumérer…
— C’est vous aussi qui m’avez cochonné ma table ? demandai-je.
— Votre table ? » Il me fixa d’un air interdit, puis regarda par-dessus son épaule en direction de sa propre table.
« Oui. Quelqu’un l’a arrosée de colle. C’était pourtant un joli meuble. Maintenant elle est abîmée de manière irréparable…
— Oh ! non, non ! s’effraya-t-il. De la colle… sur une table… Non, non, ce n’est pas moi, je vous le jure ! » À nouveau, sa main vint se plaquer contre son cœur.
« Il faut que vous compreniez bien, inspecteur. Tous mes agissements ont toujours eu un caractère anodin, personne n’a eu à en souffrir… Pas le plus petit dommage… J’avais même l’impression que tout le monde les appréciait, et notre cher directeur me donnait si bien la réplique…
— Vous étiez de connivence, tous les deux ?
— Non, qu’allez-vous penser ! » Il fit un geste de dénégation. « Je voulais dire qu’il… que cela lui plaisait beaucoup, car il est lui-même grand amateur de mystifications, vous avez remarqué ? Sa manière de changer de ton, vous savez, sa voix qui s’assourdit, et son célèbre “Permettez-moi d’effectuer une plongée dans le passé”…
— Je vois, dis-je. Et les traces dans le couloir ? »
Du Barnstokr prit un visage concentré, sérieux.
« Euh… non. Ce n’est pas moi. Mais je sais à quoi vous faites allusion. J’ai aperçu ces traces, une fois. Avant votre arrivée, d’ailleurs. Des traces humides de pieds nus, qui menaient du palier à la chambre-musée… Oui, cela paraît idiot… Une farce, également, bien sûr. Mais pas de moi.
— Bon, dis-je. Laissons cela. Encore une question. La lettre de menaces que vous avez prétendu avoir reçue : une de vos inventions aussi, si je comprends bien ?
— Non, je ne suis pas non plus à l’origine de ce billet, affirma du Barnstokr avec dignité. Lorsque je vous l’ai remis, je vous ai raconté la vérité pure et simple.
— Minute, dis-je. L’incident s’est donc déroulé ainsi. Olaf est sorti, et vous, vous êtes resté sur votre siège. Quelqu’un a frappé, vous avez répondu, puis vous avez tourné la tête et aperçu un message sur le plancher, tout près de la porte. Nous sommes d’accord ?
— Oui.
— Minute, minute », répétai-je. Je sentais naître une nouvelle idée. « Permettez, monsieur du Barnstokr, mais qu’est-ce qui vous a poussé à croire que cette lettre de menaces vous était précisément destinée, à vous et à personne d’autre ?