— J’abonde dans votre sens, convint du Barnstokr. Après avoir pris connaissance de ce papier, j’ai réfléchi que s’il m’avait été destiné, on l’aurait glissé sous la porte de ma chambre, et non sous celle d’Olaf. Mais je ne me suis pas tout de suite avisé de ce détail. Dans un premier temps, j’ai agi de manière à peu près instinctive, sans y penser… Notez que celui qui a frappé a entendu ma voix. Il savait donc que j’étais là… Vous me suivez ? En tout cas, lorsque notre pauvre Olaf est revenu, je lui ai aussitôt montré le billet, afin que nous puissions tous deux nous en amuser…
— Ouais, dis-je. Et Olaf ? Il a ri ?
— Euh, non, pas du tout… Vous savez, son sens de l’humour était plutôt… Enfin, bref, il l’a lu, il a haussé les épaules, et nous nous sommes remis à jouer sans plus attendre. Il est resté on ne peut plus calme, flegmatique, et n’a plus fait la moindre allusion à ces quelques lignes… Quant à moi, comme vous l’avez vu, j’étais convaincu qu’il s’agissait d’un trait de fantaisie dû à un autre plaisantin. Et franchement, je continue à le penser… Vous savez, dans un cercle restreint de gens en vacances, que l’ennui guette, il se trouvera toujours quelqu’un pour…
— Je sais, dis-je.
— Mais vous, vous considérez que ce message était effectivement…
— Tout est possible », dis-je. Nous restâmes plusieurs secondes sans parler. « Et maintenant racontez-moi ce que vous avez fait à partir du moment où les Moses sont allés se coucher.
— Bien volontiers, dit du Barnstokr. J’avais prévu cette question, aussi me suis-je spécialement appliqué à reconstituer l’enchaînement de mes actes. Voilà. Lorsque tout le monde s’est séparé, moment que l’on peut situer aux environs de neuf heures et demie, j’ai passé un certain temps…»
Je l’interrompis : « Un instant. Neuf heures et demie, dites-vous ?
— Oui, environ.
— Bien. Alors voilà ce qui m’intéresse pour commencer. Avez-vous en tête les personnes qui se trouvaient dans la salle à manger entre huit heures et demie et neuf heures et demie ? »
Du Barnstokr se prit le front dans l’étau de ses longs doigts blancs.
« Hmmm… fit-il. Cela va être un peu plus compliqué. Car j’étais absorbé par le jeu… Eh bien, naturellement, il y avait Moses et notre directeur… De temps à autre, Mme Moses est venue tirer une carte… Voilà pour les personnes assises à la table de jeu. Brunn et Olaf ont dansé, et ensuite… non, pardon. Tout d’abord, Mme Moses et Brunn… Mais vous devez comprendre, mon cher inspecteur, que je suis tout à fait incapable d’établir à quel moment précis — huit heures et demie, neuf heures… Ah, si ! L’horloge a sonné neuf heures et je me rappelle avoir jeté un coup d’œil sur la salle à la même seconde ; je me suis fait la remarque que presque tout le monde avait disparu. La musique continuait et la salle était déserte, à l’exception de Brunn et d’Olaf, qui étaient en train de danser… Eh bien, voilà, je crois que cette impression est la seule image nette qui me soit restée en mémoire », conclut-il, manifestement affecté de ne pouvoir être plus bavard.
« Bien, dis-je. Le patron de l’hôtel et M. Moses se sont-ils éloignés de la table, à un moment ou à un autre ?
— Non, répondit-il sans hésiter. Tous deux ont joué de manière extrêmement passionnée et acharnée.
— De sorte qu’à neuf heures il n’y avait dans la salle que trois joueurs de cartes, plus Brunn et Olaf ?
— Voilà. Je suis formel là-dessus.
— Parfait, dis-je. Maintenant, revenons à votre emploi du temps. Donc, les joueurs se sont séparés. Vous êtes resté encore un petit moment en face du tapis vert, à effectuer des exercices de manipulation et de prestidigitation…
— Des exercices ? Oui, c’est fort possible. Quand je me livre à la réflexion, il m’arrive de laisser entière liberté à mes doigts ; mes mains agissent en dehors de tout contrôle conscient. Oui. Donc ensuite j’ai eu envie de fumer un cigare et je suis rentré chez moi, ici. J’ai fumé le cigare de bout en bout, je me suis assis dans ce fauteuil, et j’avoue m’être assoupi. Je me suis réveillé en sursaut, comme si on m’avait donné un coup — car je venais de me rappeler la revanche que j’avais promise pour dix heures à ce pauvre Olaf. J’ai regardé ma montre. Je ne peux plus vous dire l’heure exacte, mais dix heures étaient passées de très peu, ce qui m’a grandement soulagé : mon retard serait négligeable. Je me suis arrangé en hâte devant la glace, j’ai fait une provision de billets et de cigares et je suis sorti dans le couloir. Il était désert, je m’en souviens très bien. J’ai frappé à la porte d’Olaf sans obtenir de réponse. Une fois, puis une deuxième fois, avec le même insuccès. J’en ai déduit que M. Olaf avait oublié la revanche dont nous avions parlé, et qu’il était pris sans doute par des occupations plus intéressantes. Or voyez-vous, inspecteur, je suis terriblement pointilleux sur ce genre d’affaires. J’ai donc rédigé le billet que vous avez vu et je l’ai punaisé sur sa porte. Puis j’ai attendu. Jusqu’à onze heures, chevaleresquement, en lisant le livre qui est à côté de vous. Je me suis couché à onze heures. Et peut-être quelque chose qui va vous intéresser maintenant, inspecteur. Peu de temps avant que M. Snevar et vous commenciez votre raffut dans le couloir, j’ai été réveillé par des coups frappés à ma porte. Je suis allé ouvrir, mais je n’ai vu personne. Je me suis à nouveau mis au lit, mais sans pouvoir me rendormir.
— Hmm… oui, dis-je. Je vois. Donc, depuis le moment où vous avez épinglé votre mot et onze heures, moment où vous vous êtes couché, rien de notable ne s’est produit… Vous ne vous souvenez pas d’un bruit quelconque ? Des pas dans le couloir ?…
— Non, dit du Barnstokr. Il n’y a rien eu.
— Et dans quelle pièce étiez-vous, exactement ? Ici, dans la partie salon, ou dans la chambre proprement dite ?
— Ici. J’étais assis dans ce fauteuil.
— Hmm… oui, dis-je. Une dernière question. Hier, avant le repas, vous avez discuté avec Heenkus ?
— Avec Heenkus ?… Ah ! ce petit bonhomme pitoyable… Attendez, cher ami… Mais oui, bien sûr ! Nous faisions la queue devant la douche, vous vous souvenez ? M. Heenkus trouvait cette attente insupportable, elle l’avait mis dans un état de grande irritation, et je l’ai calmé avec je ne sais plus quel tour… Ah, oui ! Les sucres d’orge ! Il en est resté bouche bée, une réaction très amusante. J’adore ce genre de mystifications.
— Et en dehors de cela, vous n’avez plus discuté ? »
Du Barnstokr serra pensivement les lèvres en cul de poule.
« Non, dit-il. Pour autant que je me souvienne, non.
— Et vous n’êtes pas monté sur le toit ?
— Sur le toit ? Non. Non, non. Je ne suis pas monté sur le toit. »
Je me levai.
« Eh bien, merci, monsieur du Barnstokr. Vous avez aidé l’enquête à progresser. J’espère que vous mesurez combien toute nouvelle mystification serait à présent déplacée… (Il me rassura d’un geste silencieux.) Voilà qui est parfait. Et maintenant, vous devriez avaler un somnifère et vous mettre au lit. C’est le meilleur conseil que je puisse vous donner.
— Je vais essayer », dit-il docilement.
Je lui souhaitai bonne nuit et le quittai. Mon intention était maintenant de réveiller la jeune créature, et je me préparais à le faire lorsque je perçus un mouvement à l’extrémité du couloir. La porte de la chambre de Simonet était en train de se refermer, sans bruit et avec une sorte de précipitation. Je fis aussitôt demi-tour vers ce nouvel objectif.
J’entrai sans frapper et constatai aussitôt que je n’avais pas eu tort. La porte de séparation était ouverte et de l’autre côté on apercevait la gloire de la physique contemporaine en pleine action près du lit ; il sautait à cloche-pied en essayant de retirer son pantalon à toute vitesse. Cette comédie était d’autant plus stupide que les lampes étaient allumées aussi bien dans la chambre que dans l’entrée.