Выбрать главу

« Inutile de vous donner tout ce mal, Simonet, articulai-je avec une amabilité toute policière. De toute façon, vous n’aurez pas le temps d’ôter votre cravate. »

Comme si on lui avait coupé les jambes, Simonet se laissa tomber sur le lit. Sa mâchoire inférieure tremblait, il avait les yeux exorbités. Je franchis le seuil de la chambre et m’immobilisai devant lui, les mains dans les poches. Il y eut entre nous un long moment de silence. Je me contentais de le regarder sans un mot, afin qu’il ait le temps de s’imprégner de l’idée que toute échappatoire était vaine. Et à mesure que ce regard pesait sur lui, il s’affaissait, sa tête s’enfonçait de plus en plus profondément entre ses épaules, et le bec ondulé qui lui servait d’organe de l’odorat et de la mélancolie se transformait en appendice de plus en plus mélancolique. À la fin, il craqua.

« Je ne parlerai qu’en présence de mon avocat », déclara-t-il. Sa voix se brisait.

« Suffit, Simonet », dis-je, non sans montrer ma répugnance. « Vous êtes un savant, tout de même. Que viennent faire ici des avocats ? »

Il m’agrippa soudain par le revers de la veste et ses yeux se tendirent vers moi, se levèrent sur moi comme pour une prière. Ses cordes vocales étaient blanches.

« Pensez ce que vous voulez, Peter. Mais je vous le jure : ce n’est pas moi qui l’ai assassinée. Elle était morte avant que je…»

À mon tour, je sentis mes jambes se dérober sous moi. Je tendis les mains derrière moi, vérifiai à tâtons la présence d’une chaise et m’y assis.

« Réfléchissez une seconde, pourquoi aurais-je fait une chose pareille ? poursuivit Simonet avec feu. Il faut toujours un mobile… Personne ne tue sans raison, juste pour voir… Oui, on rencontre des sadiques, mais ce sont des malades mentaux et… Une sauvagerie, un cauchemar pareils, vous n’allez pas imaginer que j’aurais pu… Je vous le jure sur tout ce que j’ai de plus sacré ! Elle était complètement froide quand j’ai refermé les bras sur elle ! »

Je m’isolai un instant derrière mes paupières. Eh bien, voilà. Il y avait un second cadavre dans l’hôtel. Un cadavre de femme, cette fois-ci. Simonet continuait à bredouiller comme s’il avait quarante de fièvre.

« Vous le savez parfaitement, les crimes gratuits n’existent pas. C’est vrai, il y a un roman d’André Gide où… Mais il s’agit d’un jeu… d’une construction intellectuelle… Il faut un mobile… Enfin, Peter, vous me connaissez ! Regardez-moi : est-ce que j’ai l’air d’un assassin ?

— Stop ! ordonnai-je. Fermez-la une minute. Profitez-en pour rassembler vos esprits. Et ensuite racontez-moi tout depuis le début. »

Sans rassembler ses esprits, il se mit aussitôt à parler. On voyait que c’était de bonne grâce.

« Mais bien sûr. Seulement vous devez me croire, Peter. Je vais vous dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Voilà ce qui s’est passé. Il faut remonter à cette maudite soirée dansante… Mais déjà, avant, elle m’avait laissé comprendre que… seulement, je n’arrivais pas à me décider… Et là, vous m’avez fait boire tant de brandy que j’ai fini par me décider. Pourquoi pas, hein ? Je n’allais pas commettre un crime, n’est-ce pas ? Bien… donc, voilà, vers onze heures, quand le silence est retombé sur toute la maison, j’ai quitté ma chambre et je suis descendu à pas de loup. Vous étiez près de la cheminée et en compagnie du patron vous débitiez tout un tas de sornettes, je ne me rappelle plus quoi exactement, des sottises sur la connaissance de la nature, bref, l’habituel bavardage au coin du feu… J’ai dépassé la porte du salon du même pas feutré — j’étais en chaussettes — et je me suis faufilé dans sa chambre. Le vieux avait éteint sa lampe, chez elle aussi tout était obscur. Comme je m’y attendais, sa porte n’était pas fermée à clé, ce qui a aussitôt augmenté ma hardiesse d’un bon cran. Il faisait noir comme dans un four, mais je distinguais sa silhouette. Elle était assise sur le sofa juste en face de l’entrée. Je l’ai appelée à voix très basse, mais elle ne m’a pas répondu. Et alors, vous comprenez, je me suis assis à côté d’elle et… eh bien, j’ai passé mes bras autour d’elle… Br-rr-rr… Je n’ai même pas eu le temps de l’embrasser ! Aucun doute, elle était morte ! Glacée ! Et rigide comme un morceau de bois ! Et le rictus qui découvrait ses dents… Je ne peux pas vous dire comment je suis sorti de la chambre. En moins d’une seconde. À mon avis, j’ai dû casser tous les meubles dans ma fuite… Je vous le jure, Peter, vous avez ma parole d’homme d’honneur, croyez-moi, quand je l’ai touchée, elle était déjà morte, complètement morte, froide et pétrifiée… Enfin quoi ! Je ne suis pas une brute… 

— Enfilez votre pantalon », dis-je, aux prises avec un désespoir tranquille. « Rendez-vous un peu plus présentable et suivez-moi.

— Où cela ? s’exclama-t-il, horrifié.

— En prison ! aboyai-je. Au cachot ! À la chambre des tortures, triple idiot !

— Bien, dit-il. Accordez-moi juste deux secondes. Je ne vous avais pas bien compris, Peter. »

Nous descendîmes l’escalier, sous le regard interrogateur du patron de l’hôtel qui était assis dans le hall. Il s’était installé à la table où habituellement traînaient journaux et revues ; et il avait posé devant lui une lourde Winchester à répétition. D’un geste, je lui intimai l’ordre de ne pas se déranger, puis j’obliquai à droite, vers le couloir qui menait à la partie de l’hôtel louée par les Moses. Nous passâmes devant la chambre où reposait l’inconnu ; Lel était couché en travers du seuil et il grogna à notre adresse quelque chose de plutôt hostile. Simonet trottinait sur mes traces. De temps en temps, j’entendais dans mon dos ses soupirs convulsifs.

Je ne fis ni une ni deux, et donnai une bourrade dans la porte de la chambre de Mme Moses. Et me retrouvai stupéfait ; paralysé de stupeur. La pièce était baignée d’une lumière dispensée par une torchère rose, et juste en face de la porte, sur le divan, Mme Moses était langoureusement allongée, dans une pose qui évoquait Mme Récamier ; elle avait sur elle un pyjama de soie et lisait un livre, et elle était ravissante. Elle leva sur moi son regard, haussa les sourcils avec étonnement, mais aussitôt tempéra celui-ci par un sourire d’une extrême gentillesse. Derrière moi Simonet émit un son étrange ; quelque chose comme « aaargh ! »

« Veuillez pardonner mon intrusion », dis-je. Ma langue pesait environ une tonne. Je refermai sur moi la porte avec une impétuosité dont jusque-là je ne me serais jamais cru capable. Puis je pivotai vers Simonet et sans me presser, avec délectation, je l’agrippai par la cravate.

« Je vous le jure ! » articula-t-il, sans qu’un souffle franchisse sa gorge. Seules ses lèvres bougeaient, et il était au bord de l’évanouissement.

Je le relâchai.

« Vous vous êtes trompé, Simonet, dis-je sèchement. Retournons chez vous. »

Nous refîmes le chemin en sens inverse sans modifier notre formation de marche. Comme j’avais changé d’avis en cours de route, je le conduisis dans ma chambre. Je venais de songer que celle-ci n’avait pas été fermée à clé, alors que j’y avais entreposé une pièce à conviction. Et au fait, si je montrais l’objet à notre illustre physicien ?

Simonet entra, se jeta sur mon fauteuil et se recouvrit le visage avec les mains pendant une seconde, à la suite de quoi il commença à se taper sur le crâne à coups de poings. Il mimait assez bien un chimpanzé assailli par une émotion hystérique.