« Sauvé ! » marmonnait-il, les traits éclairés par un sourire idiot. « Hourra ! Je revis ! Je ne me cache plus ! Finie la clandestinité ! Hourra !…»
Puis il posa les mains sur le rebord de la table, arrêta sur moi des yeux grands comme des soucoupes et chuchota : « Mais elle était morte, Peter, il n’y a aucun doute à avoir ! Je vous le jure. Assassinée ! Et en plus…
— C’est stupide, le coupai-je froidement. Dites plutôt que vous étiez à la frontière du delirium tremens.
— Non, non, protesta Simonet en secouant la tête. J’étais soûl, je ne le nie pas, mais… Écoutez, Peter, il y a là-dessous quelque chose de pas net… Non, ça ne colle pas… Ou alors je me débattais dans un cauchemar, je délirais ? Dites-moi, Peter, peut-être que je suis un peu cinglé, effectivement, hein ?
— C’est bien possible, admis-je.
— Je… franchement, je ne sais pas… Je suis retourné dans ma chambre et… Pas question de fermer l’œil après cela… J’ai passé mon temps à me déshabiller, puis à me rhabiller… j’ai même envisagé de m’enfuir… surtout quand je vous ai entendu aller et venir et parler à mi-voix…
— Où vous trouviez-vous, à ce moment-là ?
— Je me trouvais… À quel moment, dites-vous ?
— Pendant que nous parlions à mi-voix.
— Chez moi. Je n’ai plus quitté ma chambre.
— Mais dans quelle pièce exactement vous trouviez-vous ?
— Tantôt dans l’entrée, tantôt dans le cabinet de toilette, tantôt dans la chambre… Je vais vous avouer honnêtement : pendant que vous interrogiez Olaf, j’ai essayé d’écouter votre conversation à travers la cloison. Là, j’étais planté dans la chambre…» Soudain ses yeux se remirent à danser de manière fébrile. « Mais attendez voir, dit-il. Si elle n’est pas morte… qu’est-ce qui a causé toute cette agitation ? Que se passe-t-il ? Quelqu’un est malade ?
— Répondez à mes questions, dis-je. Qu’avez-vous fait après que j’ai quitté le billard ? »
Il conserva le silence pendant quelques instants ; il avait tourné vers moi ses pupilles agrandies et se mordillait la lèvre inférieure.
« D’accord, dit-il enfin. Je vois qu’il s’est bel et bien produit quelque chose dans l’hôtel. Eh bien, soit… Après votre départ ? J’ai continué à jouer au billard tout seul, puis je suis rentré dans ma chambre. Il était déjà aux alentours de dix heures, et j’avais fixé à une heure plus tard le moment où je réaliserais mon entreprise. Il fallait que je m’arrange, que je fasse ma toilette, que je me rase, tout ça… J’ai été occupé par ces préparatifs jusqu’à dix heures et demie environ. Puis je me suis mis à attendre, à regarder ma montre, à jeter des coups d’œil par la fenêtre… Vous connaissez la suite… Voilà…
— Vous êtes revenu dans votre chambre aux alentours de dix heures, dites-vous. Mais vous devez pouvoir être plus précis, n’est-ce pas ? Vous vous prépariez à un rendez-vous galant, je suppose que vous avez regardé votre montre plus de cent fois. »
Simonet siffla entre ses dents.
« Oh ! oh ! dit-il. Mais l’enquête s’effectue dans toutes les règles, à ce que je vois. Vous finirez peut-être par me mettre au courant de ce qui s’est passé ?
— Olaf a été assassiné, dis-je.
— Assassiné ? Mais… Mais vous êtes sorti de sa chambre il y a à peine… Je vous ai entendu discuter avec lui…
— Non, ce n’était pas avec lui. Olaf est mort. Aussi je vous prie de tout vous rappeler avec un maximum de précision. Quand êtes-vous revenu dans votre chambre ? »
Le front de Simonet s’était couvert d’une légère buée. Il l’essuya. Sa figure avait pris une expression catastrophée.
« C’est complètement fou…, bougonna-t-il. Un délire de malade mental… D’abord ce truc, et maintenant…»
J’eus alors recours à un vieux procédé qui faisait ses preuves depuis des siècles. Je le fusillai du regard, un regard qui ne cillait pas, et je dis : « Arrêtez de tourner autour du pot. Répondez à mes questions. »
Le résultat fut instantané. Simonet sentit qu’il était en position de suspect et en une seconde refluèrent toutes les émotions qui l’avaient envahi jusque-là. Et il cessa de penser à Mme Moses. Il cessa de penser au pauvre Olaf. Maintenant, il ne pensait plus qu’à une seule personne : à lui-même.
« Qu’est-ce que vous insinuez par là ? bredouilla-t-il. Que signifie votre “Arrêtez de tourner autour du pot” ?…
— Cela signifie que j’attends votre réponse, dis-je. Quand — à quelle minute précise — êtes-vous revenu à votre chambre ? »
Simonet haussa les épaules, en exagérant son geste afin d’indiquer combien il se sentait blessé.
« Comme vous voudrez, dit-il. C’est complètement ridicule et plus que saugrenu, mais puisque vous insistez… d’accord. Je suis sorti de la salle de billard à dix heures moins dix. Précision ? Plus ou moins une minute. Je venais de consulter ma montre et j’avais estimé qu’il était temps de changer d’air. Elle indiquait dix heures moins dix.
— Qu’avez-vous fait, une fois entré dans votre chambre ?
— Je vais vous le dire. Je suis passé dans la pièce principale, j’ai ôté mes vêtements…» Il s’arrêta soudain. « Écoutez, Peter… Je comprends parfaitement ce que vous désirez savoir. À ce moment-là Olaf était encore en vie.
Enfin, à vrai dire, je m’avance… Peut-être n’était-ce déjà plus Olaf.
— Racontez-moi tout dans l’ordre, recommandai-je.
— Il n’y a pas d’ordre particulier… On a déplacé des meubles de l’autre côté du mur de la chambre. Je ne me rappelle pas avoir distingué de bruits de voix. Non, il n’y avait pas de conversation. Mais on a déplacé quelque chose. Je me rappelle que j’ai tiré la langue dans cette direction et que j’ai pensé : Eh oui, tu vois, espèce de grande brute à tête blonde, tu vas faire un gros dodo, et moi je vais aller rejoindre ma chère Olga… Enfin, quelque chose dans ce genre. Il était environ dix heures moins cinq, donc. Plus ou moins trois minutes.
— Bien. Poursuivez.
— Ensuite… Ensuite je suis passé dans le cabinet de toilette. Je me suis soigneusement rasé au rasoir électrique. Je me suis soigneusement lavé de la ceinture jusqu’à l’extrémité des oreilles. Je me suis soigneusement essuyé avec la serviette de bain…» La voix du farceur mélancolique était en train de se modifier à grande vitesse ; et il y gonflait une onde de sarcasme toute prête à éclater en raz de marée. Pourtant, il dut se rendre compte que son ton devenait déplacé, et non moins vite il retrouva le contrôle de son trop-plein de rire. « Bref, sortant du cabinet de toilette, j’ai à nouveau regardé ma montre. Il était à peu près dix heures et demie. Moins deux ou trois minutes.
— Vous êtes resté dans la pièce principale ?
— Oui, je me suis habillé près du lit. Mais je n’ai plus rien entendu. Disons que si j’ai encore perçu quelque chose, je n’y ai plus accordé la moindre attention. Une fois habillé, je me suis installé dans la partie salon de la chambre et j’ai commencé à lutter contre mon impatience. Je fais ici le serment solennel que je n’ai donc pas revu Olaf après la soirée dansante.
— J’ai déjà eu l’occasion d’entendre vos serments à propos de la mort de Mme Moses, remarquai-je.
— Oui… Et c’est quelque chose… Je ne sais pas… Je n’arrive pas à comprendre. Je vous assure, Peter…
— Je vous crois, dis-je. Dites-moi, maintenant : quand avez-vous parlé avec Heenkus pour la dernière fois ?
— Hum… Eh bien, à vrai dire, je ne lui ai jamais adressé la parole. Pas une seule fois. Je me demande quel pourrait être notre sujet de conversation…