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« Que pensez-vous de tout ceci, Alek ? » demandai-je.

Il eut soudain un air réjoui, mit de côté son arithmomètre et s’étira, faisant craquer ses puissantes omoplates.

« Je pense, Peter, que dans les plus brefs délais il va me falloir modifier le nom de cette auberge.

— Tiens ? dis-je. Et comment allez-vous la rebaptiser ?

— Je l’ignore encore, dit le patron. Et cela me tracasse un peu. Dans quelques jours ma vallée grouillera de journalistes et je dois être paré de pied en cap pour cette date. Bien sûr, compteront pour beaucoup les conclusions auxquelles sera parvenue l’enquête officielle, mais la presse ne peut non plus rester indifférente au point de vue du propriétaire des lieux…»

Je ne cachai pas mon étonnement : « Faut-il comprendre que le propriétaire des lieux a déjà des conclusions personnelles sur l’affaire ?

— Conclusions, point de vue… les termes sont un peu impropres… Mais j’ai une intuition, en tout cas, intuition qui vous manque encore pour l’instant. Mais qui vous viendra, Peter. Qui se formera en vous automatiquement, dès que vous aurez approfondi les choses. Nous ne réagissons pas au même rythme parce que vous et moi sommes de nature différente. N’oublions pas que je suis mécanicien autodidacte, ce qui fait qu’en général chez moi les intuitions remplacent les déductions. Vous, vous êtes inspecteur de police. Chez vous les intuitions apparaissent comme conséquence de vos déductions, au moment où vos déductions ne vous suffisent plus. Quand elles vous ont découragé. Oui, Peter… Mais maintenant, posez-moi vos questions. »

Contrairement à ce que je m’étais promis (mais fatigue et désespoir s’étaient emparés de moi), je lui racontai l’affaire Heenkus de bout en bout. Il m’écouta en hochant son crâne chauve. Lorsque j’eus terminé, il commenta : « Oui… Vous voyez, Heenkus, lui aussi…»

Mais il ne développa pas cette mystérieuse remarque. Sans que j’aie à le presser le moins du monde, il me narra en détail tout ce qu’il avait fait après avoir abandonné la table de jeu. Il ne savait d’ailleurs pas grand-chose. Il avait aperçu Olaf pour la dernière fois à peu près en même temps que moi. À neuf heures et demie il avait accompagné les Moses au rez-de-chaussée, préparé la pâtée de Lel, avait ouvert la porte pour que le chien aille faire ses besoins ; il avait passé un méchant savon à Kaïssa — accusée de traînasser —, et c’est à ce moment que j’avais fait mon apparition. L’idée avait été émise de s’installer devant le feu avec un verre de vin chaud. Il avait donné des instructions à Kaïssa puis était monté à la salle à manger, afin d’y couper la musique et la lumière.

«… Bien entendu, à ce moment, il m’aurait été possible d’entrer dans la chambre d’Olaf et de lui tordre le cou, encore que je ne sois guère convaincu qu’il m’ait laissé faire. Mais je n’ai même pas essayé. Je suis redescendu et j’ai éteint les lampes du hall d’entrée. Pour autant que je puisse me souvenir, tout était en ordre. Les portes des chambres du premier étaient toutes fermées, il n’y avait pas un bruit. Je suis revenu à l’office, j’ai réparti le porto dans les verres, et c’est là que l’avalanche s’est produite. Si vous vous rappelez bien, je suis entré au salon avec le vin chaud. À ce moment-là j’étais préoccupé par l’idée de téléphoner à Mursbruck. J’avais déjà l’impression que les carottes étaient cuites. Après avoir constaté que le téléphone était muet, je suis revenu m’asseoir près de la cheminée en votre compagnie, et nous ne nous sommes plus séparés. »

J’avais les paupières mi-closes et à travers mes cils je l’observais tandis qu’il me récitait son emploi du temps. Oui, cet homme était taillé comme un colosse. Et il aurait probablement eu la force de tordre le cou d’Olaf, surtout si Olaf avait été empoisonné auparavant. Et qui mieux que le patron de l’hôtel avait la possibilité d’empoisonner l’un ou l’autre d’entre nous ? En outre, il pouvait peut-être disposer d’une clé supplémentaire, permettant d’ouvrir la chambre d’Olaf. Une troisième clé. Il pouvait, oui, il pouvait… Mais il restait un détail, quelque chose qui dépassait ses capacités. Il n’aurait pas pu sortir de la chambre par une porte fermée de l’intérieur. Il n’aurait pas pu non plus sauter par la fenêtre sans laisser de traces sur le rebord, sur la corniche, et enfin, forcément profondes et très repérables, dans la neige entassée sous la fenêtre… Et d’ailleurs, personne n’aurait pu accomplir un tel exploit : ni lui ni un autre. Il n’y avait plus qu’à supposer l’existence d’un passage secret reliant la chambre d’Olaf à la chambre que le manchot occupait à l’heure actuelle. Hypothèse transformant le crime en une machinerie subtile et complexe, impliquant préméditation et planification rigoureuse ; avec un mobile totalement incompréhensible… Et puis, bon sang de bon sang ! J’avais moi-même entendu Snevar éteindre la musique, descendre l’escalier et houspiller le saint-bernard. Une minute plus tard, l’avalanche était survenue, et ensuite…

« Permettez-moi de vous poser une question indiscrète, dit le patron. Pourquoi avez-vous pénétré avec Simonet dans la chambre, de Mme Moses ?

— Oh, cela ne vaut pas la peine d’en parler, dis-je. Notre grand physicien avait bu un verre de trop et il avait eu des visions…

— Vous ne voulez pas me dire ce qu’il a eu comme vision, précisément ?

— Mais rien, une sottise ! » m’exclamai-je, dépité. Je tentais de retenir par le bout de la queue une idée intéressante qui m’avait traversé l’esprit quelques secondes avant la question de Snevar. « Vous m’avez fait perdre le fil, Alek. Mais ça ne fait rien : Je retrouverai mon idée plus tard… Parlons de Heenkus, si vous le voulez bien. Essayez de vous rappeler qui s’est absenté de la salle à manger entre huit heures et demie et neuf heures.

— Je peux essayer, cela va de soi », acquiesça le patron. « Mais il faut prendre en compte cet élément… Vous-même avez attiré mon attention sur le fait que Heenkus a été rendu fou de frayeur par, disons, le contact avec l’entité qui l’a ligoté. » 

Je vrillai mon regard sur le sien.

« Et alors, vous en concluez quelque chose ?

— Et vous ? interrogea-t-il. À votre place, je me pencherais sérieusement sur cette pièce du puzzle.

— Vous plaisantez, ou quoi ? » dis-je, au comble de l’irritation. « Vous voudriez que je me lance à présent dans la mystique, le fantastique et autres philosophies en ique ? J’ai simplement tendance à croire que Heenkus est un peu…» Je me tapotai la tempe du bout de l’index. « Je ne peux pas imaginer que dans l’hôtel se cache quelqu’un que nous n’ayons jamais vu.

— Très bien, très bien », s’empressa de dire Snevar d’un ton conciliant. « N’en parlons plus. Et donc, qui s’est absenté de la grande salle entre huit heures et demie et neuf heures ? Premièrement, Kaïssa. Elle a fait de nombreuses allées et venues. Deuxièmement, Olaf. Lui aussi a fait de nombreuses allées et venues. Troisièmement, le jeune être qui a du Barnstokr pour oncle… D’ailleurs, non. La jeune créature a disparu plus tard, en même temps qu’Olaf…»

J’intervins aussitôt : « Quand était-ce ?

— Je ne me souviens pas de la minute exacte, naturellement. Mais je me souviens très bien que nous étions alors en train de jouer, et que nous avons continué à le faire un certain temps après leur départ.