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— Voilà qui est très intéressant, dis-je. Mais nous y reviendrons. Bien. Quelqu’un d’autre s’est absenté ?

— Eh bien, à proprement parler, il ne reste plus que Mme Moses… Hum…» Du bout des ongles, il racla avec énergie toute la surface de sa vaste joue. « Non », dit-il d’un ton décidé. « Je ne me souviens pas. En tant que directeur de l’hôtel, j’ai constamment vérifié que mes hôtes n’avaient pas besoin de moi, et c’est pourquoi j’ai retenu pas mal de détails, comme vous le constatez. Mais, vous savez, il y a eu une phase de jeu où la chance m’a souri de manière extraordinaire. Cela n’a pas duré longtemps, deux ou trois tours, guère plus, mais vous dire ce qui s’est passé dans la salle juste pendant ces quelques minutes de baraka…» Le patron fit un geste d’impuissance. « J’ai un souvenir net de Mme Moses en train de danser avec la jeune créature, et je me rappelle bien aussi qu’elle est venue ensuite s’asseoir à côté de nous, et même qu’elle a joué un peu. Mais si elle s’est absentée ou non… Non, je ne l’ai pas remarqué. J’en suis désolé.

— Tant pis, ce n’est déjà pas mal, merci », dis-je distraitement. Mon esprit vaguait déjà sur un autre thème. « Donc, le jeune être a quitté la salle en compagnie d’Olaf, et ils ne sont plus revenus, c’est bien cela ?

— Oui.

— Et on peut situer ce départ avant neuf heures et demie, avant que vous ne quittiez la table de jeu ?

— Tout à fait exact.

— Merci, dis-je en me levant. Je vais vous abandonner, maintenant. Euh… Non, encore une question. Avez-vous vu Heenkus après le repas ?

— Après le repas ? Non.

— Ah, oui — bien sûr, vous jouiez aux cartes… Et avant ?

— Avant le repas ?… je l’ai vu plusieurs fois. Tout d’abord le matin, quand il a pris son petit déjeuner, puis dehors, quand tout le monde est sorti se divertir dans la neige… Puis il m’a donné un télégramme à transmettre à Mursbruck. Je l’ai donc vu dans mon bureau. Ensuite… Oui ! Ensuite il m’a demandé s’il était possible de monter sur le toit, et par quel chemin. Il m’a fait part de son intention de prendre un bain de soleil… Je crois bien que c’est tout pour ce qui concerne Heenkus… Non ! Je l’ai encore aperçu une fois, à l’office, pendant l’après-midi. Il prenait du bon temps avec une bouteille de brandy. Mais ensuite je ne l’ai plus revu jusqu’au soir. »

Soudain il me sembla que je venais de rattraper par la queue la pensée qui avait bien failli s’enfuir de ma tête.

« Au fait, Alek, j’avais complètement oublié, dis-je. Quels renseignements Olaf vous a-t-il fait inscrire en face de son nom ?

— Vous désirez que je vous apporte le registre ? » proposa le patron. « Je peux aussi vous le redire de mémoire.

— Ce sera suffisant.

— Olaf Andvaravors, fonctionnaire, en congé pour dix jours. Une seule personne. »

Non, l’idée avait filé comme un lézard, et je n’avais rien rattrapé du tout.

« Merci, Alek », dis-je en me rasseyant. « Vous pouvez retourner à vos occupations interrompues. Je vais rester ici et réfléchir. »

Je me pris la tête dans les mains et commençai à triturer tous les éléments dont je disposais. Tous les éléments… En réalité, il y en avait terriblement peu. Je venais d’apprendre qu’Olaf avait quitté la salle à manger entre neuf heures et neuf heures et demie, et qu’il n’y était plus revenu. Bon, il fallait que je fasse le point. Je savais de manière précise qu’en même temps qu’Olaf était sortie la jeune créature. Le jeune être. D’où cette première conclusion, pour autant que l’on pouvait en juger : la jeune créature avait été la dernière personne à voir Olaf vivant. En dehors de l’assassin, évidemment. Et en prenant pour hypothèse que les témoins ne m’avaient pas menti. Deuxième conclusion : l’assassinat d’Olaf s’était déroulé dans l’intervalle qui séparait dix heures et minuit et des poussières. Un intervalle non négligeable, soyons clair. Simonet affirmait d’autre part qu’à dix heures moins cinq on avait déplacé quelque chose dans la chambre d’Olaf ; vers dix heures dix, personne n’avait répondu quand du Barnstokr avait frappé. Mais cela ne signifiait rien, Olaf pouvait fort bien avoir été absent précisément à cet instant. Je m’agrippai les cheveux de désespoir. J’avais l’impression de tourner en rond. Il fallait ajouter à cela qu’Olaf avait pu être tué ailleurs que dans sa chambre… Non, non… il était trop tôt pour faire des déductions valables. Il me restait encore deux cartes : Brunn pour l’affaire Olaf, et Mme Moses pour l’affaire Heenkus… Je ne voyais pas du tout ce que cette dernière pourrait me dire. Elle était montée sur le toit, bon, elle avait aperçu Heenkus… Minute, minute ! À propos, pourquoi était-elle montée sur le toit ? Seule, sans son mari, en corsage décolleté… Bon. Bien. Question : par qui débuter ? Le meurtre concernait Olaf, et non Heenkus, et Mme Moses avait certainement déjà été informée de la mort d’Olaf, par son époux ; aussi décidai-je de commencer par l’enfant. Quand on arrache quelqu’un à son premier sommeil, on réussit parfois à lui soutirer des renseignements intéressants. Je me remis debout. Et en même temps, je parviendrais peut-être enfin à déterminer si l’enfant était un ou une enfant. 

Je dus frapper longuement et bruyamment à la porte de Brunn. Puis j’entendis le claquement de deux pieds nus derrière le panneau, et une voix irritée, enrouée, qui protestait : mais c’est dingue !

« Ouvrez, Brunn, c’est moi, Glebski », dis-je.

Un court silence s’ensuivit. Puis la voix demanda, cette fois-ci avec une note de frayeur : « Vous êtes tombé sur la tête ? Il est trois heures du matin !…

— Je vous dis d’ouvrir ! insistai-je en haussant le ton.

— Mais qu’est-ce qui se passe ?

— Votre oncle s’est trouvé mal », prétextai-je, au hasard.

« Oh !… Une seconde, laissez-moi le temps d’enfiler mon pantalon…»

Le claquement des pieds nus s’éloigna. J’attendis. Puis la clé tourna dans la serrure, la porte s’entrebâilla, et le jeune être fit un pas en direction du couloir.

« Pas si vite », dis-je, en le retenant par l’épaule. « Allez, rentrons dans votre chambre…»

Manifestement, le jeune être n’était pas encore bien réveillé, car il obéit sans opposer de résistance particulière. Je l’obligeai à faire demi-tour et le guidai jusqu’au lit défait, où je le forçai à s’asseoir. Je m’installai en face de lui sur le fauteuil. Pendant quelques secondes il m’observa à travers ses énormes verres noirs, et soudain ses lèvres gonflées et roses se mirent à trembler.

« Il est si mal en point ? » demanda-t-il. « Enfin, pourquoi vous taisez-vous ! Dites quelque chose ! »

Mon étonnement n’était pas mince : ainsi donc, cette créature bizarre aimait son oncle et craignait visiblement qu’il lui arrivât du mal. Je sortis une cigarette, l’allumai et rectifiai : « Votre oncle se porte comme un charme. Nous allons parler d’autre chose.

— Mais vous disiez…

— Je n’ai rien dit du tout. Vous avez dû rêver. Maintenant je veux des réponses rapides et sans hésitation. Quand avez-vous quitté Olaf ? Allez, répondez !

— Olaf ? Qu’est-ce que vous me voulez ?

— Quand et où avez-vous vu Olaf pour la dernière fois ? »

L’enfant secoua la tête. « Je ne comprends rien. Qu’est-ce que c’est que cette histoire d’Olaf ? Comment va mon oncle ?

— Votre oncle dort. Votre oncle est en bonne santé. Quand et où avez-vous été avec Olaf pour la dernière fois ?