— Vous avez avalé un disque rayé ? » s’indigna l’enfant, en train de reprendre du poil de la bête. « Qu’est-ce qui vous prend de faire irruption dans ma chambre au beau milieu de la nuit ?
— Je vous demande…
— Et moi je me fous de vos questions ! Tu vas me foutre le camp, saleté de flic, sinon j’appelle mon oncle !
— Vous avez dansé avec Olaf, puis vous êtes sortis ensemble de la grande salle. Où êtes-vous allés ? Qu’avez-vous fait ?
— De quoi je me mêle ? C’est quoi, ce truc ? Scène de jalousie à la fiancée ?
— Assez causé pour ne rien dire, sale petite gamine ! hurlai-je. Olaf a été assassiné ! Et je sais 4ue tu es la dernière à l’avoir vu en vie ! Quand était-ce ? Où ? Tu vas répondre, oui ? »
Je devais sans doute avoir pris un aspect terrifiant. La jeune créature recula brusquement et tendit ses paumes devant son visage comme pour se protéger d’une grêle de coups.
« Non ! chuchota-t-elle. Non ! Qu’est-ce que vous racontez ? Ce n’est pas…
— Répondez, dis-je calmement. Vous avez quitté ensemble la salle à manger et vous vous êtes dirigés… Où êtes-vous allés ?
— Euh… Nulle part… nous sommes juste sortis dans le couloir…
— Et ensuite ? »
Le jeune être resta silencieux. Je ne voyais pas ses yeux, et c’était inhabituel et gênant pour un interrogatoire.
« Et ensuite ? répétai-je.
— Appelez mon oncle », dit l’enfant, avec fermeté. « Je veux que mon oncle soit ici.
— Votre oncle ne vous serait d’aucune utilité, objectai-je. La seule chose qui puisse vous aider, c’est la vérité. Dites la vérité. »
Le jeune être se tut. Il s’était recroquevillé sur le lit, en dessous d’une affiche manuscrite qui proclamait : « Soyons cruels ! » et il se taisait. Puis des larmes débordèrent les montures de ses lunettes noires et coulèrent le long de ses joues.
« Les larmes non plus ne vous seront d’aucun secours », précisai-je froidement. « Dites la vérité. Si vous mentez, si vous essayez de vous en tirer en me racontant des bobards… (Je mis la main à ma poche…) je vous passe les menottes et je vous embarque pour Mursbruck. Et là-bas je vous promets que vous serez interrogé par des gens complètement inconnus. Il s’agit d’un meurtre, vous comprenez ce que cela signifie ?
— Oui », murmura l’enfant, d’une voix à peine audible. « Je vais répondre à vos questions…
— Sage résolution, approuvai-je. Et donc, vous êtes sortis dans le couloir. Que s’est-il passé ensuite ?
— Nous sommes sortis dans le couloir…» répéta l’enfant d’une manière mécanique. « Et ensuite… ensuite… je me souviens mal, j’ai une mémoire affreuse… Il m’a dit quelques mots et il est parti de son côté, et je… Tout ce que…
— Non, dis-je en hochant la tête. On n’obtiendra rien de cette façon. Essayez à nouveau. »
L’enfant renifla, s’essuya le nez avec la main et se mit à fouiller sous son oreiller. À la recherche d’un mouchoir.
« Alors ? dis-je.
— C’est… c’est honteux, murmura l’enfant. Et dégoûtant, surtout si Olaf est mort.
— La police est comme le corps médical », expliquai-je sur un ton docte, tout en m’efforçant de dominer le fort sentiment de gêne qui m’avait envahi. « Elle ignore ce que signifient des mots tels que honte, honteux, etc.
— Eh bien, soit », dit soudain la jeune créature en relevant la tête d’un geste décidé. « Voilà ce qui s’est passé. Une série de plaisanteries, pour commencer : fiancé ou fiancée, garçon ou fille… bref, toute la gamme des propos ambigus à laquelle j’avais déjà eu droit avec vous… Lui aussi, probablement, s’est imaginé je ne sais quoi à mon sujet… Ensuite, quand nous sommes sortis, il s’est mis à me tripoter. J’ai jugé cela dégoûtant et je lui ai flanqué une baffe… euh… donné… une gifle…
— Et alors ? » insistai-je, sans le (ou sans la) regarder.
« Et alors il s’est vexé, il s’est mis à m’injurier, puis il est parti. Bien sûr, j’avais peut-être été injuste, j’aurais peut-être dû retenir ma main, mais tout de même, ses mains, à lui, avaient déjà pas mal…
— Où est-il parti ?
— Comment voulez-vous que je le sache ? Les gens peuvent bien aller où ils veulent et faire ce qui leur plaît, je m’en fiche… Il est parti dans le couloir…» L’enfant agita le bras. « J’ignore vers quel endroit.
— Et vous ?
— Et moi… Quoi, moi ? Toute ma bonne humeur s’était envolée, je trouvais la vie répugnante, ennuyeuse… Il ne me restait plus qu’à m’enfermer dans ma chambre et à me soûler à mort…
— Et vous avez mis ce projet à exécution ? » demandai-je. Je humai l’air avec attention et promenai les yeux sur la chambre. Le bazar qui y régnait atteignait des proportions effarantes ; tout avait été jeté n’importe où, et traînait dans le désordre, par terre ou sur les meubles. La table était encombrée de longues bandes de papier — des slogans, pas d’erreur possible. Destinés à être punaisés sur les portes des fonctionnaires de police… Une odeur d’alcool flottait bel et bien dans la pièce, et près de la table de nuit, sur le plancher, je remarquai une bouteille qui ne contenait certes pas de l’eau minérale.
« Oui, oui ! Je viens de vous le dire ! »
Je me penchai et soulevai la bouteille. Elle avait été sérieusement entamée.
« Vous mériteriez une bonne correction, jeune homme », dis-je, en posant le récipient sur la table, en plein sur le slogan À bas l’universalité ! Vive l’instantanéité ! Si j’étais à votre place, je ne serais pas très content de moi. Et vous, vous l’êtes, ou non ? » Je n’avais pas renoncé à déterminer le sexe de l’enfant, et j’avais en réserve plusieurs adjectifs dont l’accord au masculin ou au féminin serait aussitôt repérable : satisfait, content, nerveux, anxieux, gourmand, et bien d’autres, mais je ne savais pas comment les lui faire utiliser. Et en plus, l’enfant avait manifestement un vieux réflexe consistant à les contourner de manière systématique. Je n’eus pas d’écho à mon commentaire, et j’enchaînai : « Et après, vous n’avez plus quitté votre chambre ?
— Non.
— Et quand avez-vous cessé de boire pour vous mettre enfin au lit ?
— Je ne me souviens plus.
— Bon, admettons, dis-je. Et maintenant, vous allez me décrire en détail tous vos faits et gestes, depuis le moment où vous avez quitté la table jusqu’au moment où vous avez rejoint le couloir avec Olaf.
— En détail ? demanda l’enfant.
— Oui. Je veux tous les détails.
— D’accord », accepta l’enfant, en montrant ses dents pointues, menues, blanches, d’une blancheur qui possédait des reflets bleutés, comme la neige. « Donc, voilà. Je suis en train de terminer mon dessert. À ce moment sur la chaise voisine vient s’asseoir un inspecteur de police en état d’ivresse, et ce type commence à me faire du plat, à me raconter des salades, à me dire que je lui plais et à me proposer des fiançailles immédiates. Il accompagne ses déclarations de gestes douteux, il me pétrit l’épaule avec sa grosse paluche et il ne cesse de répéter : “Va-t’en, toi, d’accord ? C’est ta sœur qui m’intéresse…” »
Je supportai cette tirade sans ciller. J’espère même avoir conservé un visage de marbre.
« C’est alors, pour ma délivrance », continua l’enfant avec une joie mauvaise, « c’est alors que par bonheur la mère Moses fait son apparition et qu’elle entraîne l’inspecteur sur la piste de danse, à peu près comme un rapace s’emparant d’un poussin. Ils tourbillonnent ensemble et je les regarde. Tout cela évoquerait plutôt une boîte de nuit du port de Hambourg. Puis tous deux se glissent derrière les tentures. Et je regarde ces tentures. Et j’ai pitié de l’inspecteur, parce que c’est tout de même un type pas trop infect, même s’il ne tient pas l’alcool, et que maintenant le vieux Moses s’est mis à son tour à jeter des coups d’œil en direction des tentures, à peu près comme un rapace qui vient de repérer un poussin sans défense. Alors je me lève, et je vais inviter la mère Moses à guincher en ma compagnie, au grand soulagement de l’inspecteur. Le pauvre, on voit qu’il s’est dégrisé derrière les rideaux…