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— À ce moment-là, qui se trouvait dans la grande salle ? demandai-je sèchement.

— Tout le monde. Moins Olaf. Moins Kaïssa. Moins Simonet, en train de se défouler au billard. Gros chagrin de Simonet, parce que l’inspecteur l’a envoyé promener.

— Bien. Continuez, dis-je.

— Donc me voilà qui danse avec la mère Moses, et elle se colle à moi comme un rapace qui va dévorer un rongeur. Elle se fiche bien de celui qu’elle tient dans ses bras, du moment que ce n’est pas le père Moses. Et soudain voilà que quelque chose craque dans sa toilette. Ah, dit-elle, pardon

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, je suis victime d’une avarie. Franchement, qu’est-ce que ça peut me faire, hein ? Je les laisse s’éclipser toutes les deux, elle et son avarie ; elles disparaissent dans le couloir, et Olaf en profite pour se précipiter sur moi… 

— Attendez… quelle heure était-il ?

— Aucune idée. Je ne passais pas mon temps à regarder ma montre.

— Donc, Mme Moses s’est retrouvée dans le couloir ?

— Eh bien, je ne sais pas exactement où elle est allée, dans le couloir, ou chez elle, ou dans une chambre vide… Il y a deux chambres vides juste à côté de la salle… Je continue mon récit ?…

— Oui.

— Je danse avec Olaf, et j’ai droit à une averse de compliments : sur ma figure, mon maintien, ma démarche, tout y passe… puis il dit : venez, je vais vous montrer quelque chose d’intéressant. Moi, je n’ai rien contre. Pourquoi pas ? J’accepte… D’autant plus que tout est si mortellement ennuyeux dans cette salle à manger…

— Et à ce moment-là, vous voyez Mme Moses dans la salle ?

— Non, elle doit être chez elle, en cale sèche, elle colmate ses brèches… Donc, nous sortons dans le couloir… et le reste, vous le connaissez.

— Et vous n’avez plus revu Mme Moses ? »

Il y eut alors chez l’enfant un petit trouble. Une hésitation à peine perceptible, un petit désarroi de rien du tout. Mais qui ne m’avait pas échappé.

« N… non… Où donc ? Je n’avais plus rien à faire avec elle. Il ne me restait plus qu’une seule perspective, m’abrutir à l’eau-de-vie, tant le monde m’écœurait. »

Les lunettes noires me gênaient beaucoup, beaucoup, et je pris la ferme résolution de les arracher d’une manière ou d’une autre si j’avais à renouveler l’interrogatoire. Y compris par la force.

« Qu’est-ce que vous fabriquiez sur le toit, cet après-midi ? demandai-je brusquement.

— Le toit ? Quel toit ?

— Celui de l’hôtel. » Je pointai mon index en direction du plafond. « Allons, pas d’histoire. Je vous ai vu.

— Vous pouvez aller vous faire…» se hérissa la jeune créature. « Pour qui me prenez-vous ? Pour un cinglé qui court sur les gouttières ?

— Bon, alors ce n’était pas vous, c’est tout », dis-je, sur un ton apaisant. « Eh bien, tant mieux. Maintenant, parlons un peu de Heenkus. Vous le situez ? Ce petit homme que vous avez d’abord confondu avec Olaf…

— Bien sûr que je le situe, dit le jeune être.

— Quand l’avez-vous aperçu pour la dernière fois ?

— Pour la dernière fois ?… La dernière fois, ce devait être dans le couloir, au moment où Olaf et moi quittions la salle à manger. »

Je sursautai violemment.

« Quand ? » demandai-je.

Le jeune être s’alarma :

« Pourquoi ? dit-il. Il… il n’y a rien eu de spécial… Nous venions de nous esquiver, et j’ai vu Heenkus qui tournait sur le palier…» 

Je me mis à réfléchir. À toute vitesse. Il ne fallait pas faire remonter avant neuf heures le moment où Olaf et Brunn avaient abandonné la salle à manger ; selon le témoignage de du Barnstokr, à neuf heures, ils dansaient encore. Or, la montre de Heenkus avait été écrabouillée à huit heures quarante-trois. Et donc, à neuf heures, Heenkus était déjà ligoté sous la table…

« Vous me certifiez qu’il s’agissait bien de Heenkus ? »

La jeune créature haussa les épaules.

« J’ai eu l’impression que c’était Heenkus… À vrai dire, il a immédiatement tourné à gauche, sur le palier… mais ça ne fait rien, c’était Heenkus, qui d’autre cela aurait-il pu être ?

Impossible de le confondre avec Kaïssa ou avec la mère Moses… ou avec n’importe qui d’autre. Il est tout petit, voûté…

— Stop ! intervins-je. Il était en manteau ?

— Oui… dans cette stupide fourrure qui lui descend jusqu’aux talons ; quelque chose de blanc aux pieds… Pourquoi ? » La voix de la jeune créature se fondit en chuchotement. « C’est lui l’assassin, hein ? Heenkus ?

— Non, non », dis-je. Ainsi, Heenkus aurait menti ? Tout cela aurait donc bel et bien été une mise en scène ? La montre écrasée après que l’on en avait reculé les aiguilles… et Heenkus qui ricanait sous la table en attendant que quelqu’un le délivre, Heenkus qui m’avait joué une habile comédie à laquelle je m’étais laissé prendre, Heenkus qui maintenant ricanait dans sa chambre… avec un complice ricanant aussi, dans un autre coin de l’hôtel. Je quittai d’un bond le siège où j’étais assis.

« Restez ici, ordonnai-je. Et ne vous avisez pas de sortir. Je vous préviens, je n’en ai pas terminé avec vous. »

Je me dirigeai vers la porte d’entrée, puis fis demi-tour et m’emparai de la bouteille qui était sur la table.

« Confisqué. Je n’ai pas besoin de témoins ivres.

— Est-ce que vous m’autorisez à aller dans la chambre de mon oncle ? » demanda la jeune créature d’une voix tremblante.

J’hésitai, puis fis un geste conciliant.

« Bon, d’accord. Il réussira peut-être à vous convaincre de dire toute la vérité. »

J’enfilai le long couloir jusqu’au bout, puis tournai à angle droit et me retrouvai devant la porte de Heenkus. Je glissai la clé dans la serrure et m’engouffrai dans la chambre. Les lampes étaient allumées partout : dans l’entrée, dans le cabinet de toilette, au-dessus du lit. Heenkus était accroupi derrière le sommier et grimaçait, le visage couvert de sueur. Au milieu de la pièce gisait une chaise renversée à laquelle manquait un pied. Ce pied était brandi par Heenkus de l’autre côté de sa barricade.

« C’est vous ? » dit-il, la gorge éraillée, puis il se redressa.

« Oui ! » dis-je. Je me sentis à nouveau ébranlé par son aspect général et l’expression de folie qui errait dans ses yeux injectés de sang. Il était vraiment difficile de se convaincre qu’il mentait et jouait la comédie. Il fallait être un acteur de très grande classe pour interpréter ce rôle avec une telle maîtrise. Cela dit, je lâchai avec une fureur hurlante : « J’en ai par-dessus la tête de vos mensonges, Heenkus ! Vous avez essayé de me mener en bateau ! Vous avez prétendu avoir été attaqué à huit heures quarante. Mais on vous a aperçu dans le couloir après neuf heures ! Vous allez vous décider à me dire la vérité, oui ou non ? »

Une ombre de désarroi se promena sur ses traits pendant une seconde.

« On m’a vu ? Moi ? Après neuf heures ?