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— Oui ! Quelqu’un a emprunté le couloir et s’est engagé sur les escaliers. Et ce quelqu’un, c’était vous, Heenkus !

— Moi ? » Il ricana soudain avec une sorte de hoquet spasmodique. « Je marchais dans le couloir ? » Il fut pris d’un nouveau hoquet ricanant, puis il y en eut un second, un troisième, et enfin tout son corps se trouva secoué par un fou-rire hystérique, inextinguible, criard. « Moi ? Quelqu’un qui était moi ? Mais c’est justement cela, inspecteur ! C’est cela le hic ! » bredouilla-t-il, en s’étranglant, la voix entrecoupée. « On a vu au fond du couloir quelqu’un qui était moi… Et moi aussi j’avais vu quelqu’un qui était moi… Et ce quelqu’un qui était moi m’a attaqué… et ce quelqu’un qui était moi m’a ficelé… et celui qui m’a emmuré vif, c’était moi !… Vous comprenez, inspecteur ? Ce quelqu’un, c’était moi !…»

CHAPITRE DIX

Je descendis dans le hall et dis sombrement au patron :

« Là-haut Heenkus a complètement perdu les pédales. Vous n’auriez pas un calmant, je veux dire quelque chose de vraiment efficace ?

— Il y a tout ce qu’il faut dans mon hôtel », dit le patron sans marquer le moins du monde son étonnement.

« Vous sauriez lui faire une piqûre ?

— Je sais tout faire.

— Eh bien, allez-y », dis-je, en lui tendant la clé.

J’avais l’impression qu’un essaim d’abeilles s’agitait sous mon crâne. Il était quatre heures moins cinq. Je me sentais fatigué, la rage coulait dans mes veines, et surtout, surtout, je n’éprouvais pas une once de cet enthousiasme qui d’ordinaire accompagne la chasse au coupable. J’étais très conscient que l’affaire dépassait mes compétences, et de loin. Rien n’avait été éclairci. Au contraire, même ; plus j’avançais, et plus les fourrés s’épaississaient. Peut-être que quelque part dans l’hôtel se cachait un type ressemblant à Heenkus ? Peut-être Heenkus avait-il effectivement un sosie, un double — le dangereux bandit, le maniaque sadique dont il avait été question ? Cela aurait expliqué plusieurs choses… l’assassinat, la panique de Heenkus, sa crise d’hystérie… Mais en même temps cela compliquait le problème : comment ce sosie était-il arrivé ici ? Où avait-il réussi à se dissimuler ? L’auberge n’était comparable ni au Louvre, ni au Palais d’Hiver. Il s’agissait simplement d’un « petit hôtel confortable, doté de douze chambres, où la direction et le personnel » garantissaient « une pleine et entière intimité, ainsi qu’un confort total et un accueil de type familial »… Bon. Allez ! Au tour de la famille Moses de passer à la casserole.

Le vieux Moses ne m’autorisa pas à pénétrer chez lui. Quand il m’ouvrit la porte, il était vêtu d’une immense robe de chambre orientale et il tenait à la main son irremplaçable chope de métal ; et son énorme bedaine non seulement me barra le passage, mais encore me projeta en arrière dans le couloir.

« Vous avez l’intention de discuter ici ? demandai-je, non sans lassitude.

— Oui, j’ai bien cette intention », répondit-il, haussant une voix où perçait le défi. Son haleine était épaisse, je sentis sur ma figure un mélange baroque d’odeurs ; baroque et incompréhensible. « Oui, ici et nulle part ailleurs. Un policier n’a pas à mettre les pieds dans la maison d’un Moses.

— Nous pourrions peut-être alors nous installer dans le bureau, proposai-je.

— Le bureau ?… Eh bien…» Il trempa ses lèvres dans sa chope, avala une gorgée. « Le bureau, bon, passe encore. Bien que je ne saisisse pas quel pourrait être le sujet de notre entretien. Ne me dites pas que vous iriez me soupçonner d’être coupable de meurtre, moi, Moses ?

— Non, dis-je. Dieu me garde d’une telle idée ! Mais votre témoignage peut apporter à l’enquête une aide inappréciable.

— L’enquête ! » Il s’ébroua de manière méprisante et à nouveau pompa dans sa chope une ou deux gorgées de liquide. « Enfin… Allons-y ! » Nous nous mîmes en route. Il ronchonnait : « Ça n’a pas pu retrouver ma montre, un vol de montre tout ce qu’il y a de plus ordinaire, et maintenant ça se mêle de débrouiller un crime, ça mène une enquête criminelle !…»

Je le fis asseoir dans le fauteuil du bureau et me plaçai de l’autre côté de la table.

« Si je comprends bien, vous n’avez toujours pas récupéré votre montre ? » demandai-je.

Il me fusilla d’un regard indigné.

« Parce que vous espériez qu’elle reviendrait toute seule sur ma table de nuit, monsieur le policier ?

— Oui, avouai-je. J’ai eu un moment cet espoir. Mais puisqu’elle n’est pas revenue, on n’y peut rien.

— Je n’apprécie pas notre police », déclara Moses en arrêtant sur moi un regard fixe. « Je n’apprécie pas cet hôtel. Des crimes, des avalanches… et des chiens, et des voleurs, et du vacarme au beau milieu de la nuit… Et qui est cet individu que vous avez installé dans une chambre qui m’appartient ? J’avais dit de manière on ne peut plus nette : tout le couloir pour moi, à l’exception du petit salon avec la cheminée. Je n’ai besoin ni d’un petit salon, ni d’une cheminée. Comment avez-vous eu l’audace de rompre notre traité ? Qui est ce vagabond pouilleux installé chez moi, chambre trois ?

— Cet homme s’est trouvé pris sous l’avalanche, dis-je. Il est mutilé, couvert d’engelures. Il aurait été inhumain de le transporter jusqu’au premier étage. 

— Mais j’ai payé pour disposer de la chambre trois ! Vous étiez tenu de me demander l’autorisation ! »

Je ne pouvais pas me mettre à polémiquer sur ce thème, et je n’avais pas non plus la force de lui expliquer que sous le coup de l’alcool il me confondait avec le directeur de l’hôtel. C’est pourquoi je me contentai de dire :

« L’administration de l’hôtel vous présente ses excuses, monsieur Moses, et s’engage à rétablir dès demain le statu quo.

— Bande de gueux ! » meugla M. Moses, en avançant les lèvres vers sa chope. « J’espère au moins que ce va-nu-pieds de la chambre n° 3 est une personne comme il faut ? Ou bien est-ce un voleur de plus ?

— C’est une personne extrêmement convenable, dis-je, afin de le rassurer.

— Alors, si tel est le cas, pourquoi votre chien répugnant monte-t-il la garde devant sa porte ?

— Il ne faut voir là qu’une coïncidence fortuite », dis-je en fermant les yeux. « Demain, tout sera rentré dans l’ordre, je vous le promets.

— Peut-être même le défunt aura-t-il ressuscité ? » suggéra perfidement cette teigne de vieux Moses. « Vous allez peut-être vous engager à cela aussi, tant qu’à faire ? Je suis Moses, monsieur ! Albert Moses ! Et je ne suis pas accoutumé à ces défunts, à ces chiens, à ces hospices pour miséreux, à ces avalanches…»

J’attendais la fin de la tempête, les yeux clos.

« Je ne suis pas accoutumé à ce que des gens fassent irruption en pleine nuit dans les appartements de mon épouse », continuait Moses. « Je ne suis pas accoutumé à perdre au jeu trois cents couronnes par soir pour engraisser des magiciens itinérants qui se font passer pour des aristocrates… Ce Barl… Brald… Un tricheur, oui ! Un tricheur pur et simple ! Un Moses ne s’assied pas à la même table que des tricheurs ! Moses, cela veut dire Moses, oui, monsieur !…»

Il continua ainsi longtemps à grommeler, à croasser, à roter, à souffler, ne s’interrompant que pour boire dans sa chope, tandis que je me pénétrais, sans doute jusqu’à la fin de mes jours, du fait que Moses était Moses, oui, monsieur, Albert Moses, et que Moses n’était habitué ni à ceci, ni à cela, ni à cette maudite neige, et qu’au contraire Moses était habitué à ceci, à cela, et à des bains à l’essence de pin, oui, monsieur… Je sentais contre mon dos le dossier de la chaise, j’avais fermé les yeux et, afin de prendre du recul, j’essayais de me représenter comment il pouvait bien se mettre au lit sans cesser de tenir sa damnée chope, ou comment, au milieu des ronflements et des sifflements qui ébranlaient sa chambre, il réussissait à la maintenir brandie sans la renverser et en y lampant de temps en temps une gorgée, tout en dormant… Puis le calme retomba.